UN HOMME PARFAIT A 60 %

chronique
L’auteur d’un documentaire sur Billy Wilder avait joliment intitulé son film « Portrait d’un homme parfait à 60 %». Mon admiration pour le réalisateur de « La Garçonnière » et de « Avanti » m’avait convaincu qu’être parfait à 60 % était un bel idéal pour un homme moyen comme moi. Et j’avais tenté, bon an mal an, de m’y tenir. Mais ces derniers temps, je l’avoue, mon score est en train de s’effondrer au rythme des intentions de vote pour le P.S. wallon. Je fatigue un peu. Mon taux de perfection a pris un coup dans l’aile.
Et Serge July, le patron de « Libération », est-il un homme parfait à 60 % ?
Chassé du journal qu’il avait créé par un fiston Rotschild, quel symbole ! Oui, sauf que la réalité est plus tordue : c’est July lui-même, l’ancien soixante-huitard, qui était allé chercher le grand argentier et lui avait donné les manettes.
Certains mythifient mai 68, ses pompes, ses gadgets, son « souffle de liberté ». Les romanciers et les cinéastes revisitent l’époque comme une cathédrale, la transforment en épopée moderne (alors que, étrangement, le front populaire est si peu visité). Les idoles d’alors, pourtant, se sont souvent trompées. July avait commencé comme militant maoïste, admirateur de la « révolution culturelle » comme tant d’autres donneurs de leçons de l’intelligentsia française. Fascinés aussi par Fidel Castro, cigare au bec et sourire goguenard. Or, la révo’ cul’ comme disait Simon Leys ( lucide si tôt ) a fait plus de victimes que le génocide rwandais. Et les méthodes de ce bon monsieur Castro n’avaient guère à envier à celles de ses chers collègues de droite, Papa Doc à Haïti ou certains généraux sud américains.
July, s’il s’est souvent trompé d’icones, n’a fait taire personne. Au contraire, il a créé un journal, critique, brouillon, parfois décapant, souvent approximatif et flou à l’image de ces trente dernières années. Mais qui montrait une nouvelle façon de décoder l’information, la société et surtout la culture.
Sauf Danielle Mitterrand, tout le monde sait désormais ce que cache le mythe Castro, corruption, meurtres politiques, misère. Et alors ? Ce sera mieux après ? Un homme parfait à 60 % croit que demain nous serons plus civilisés. Or, aujourd’hui, les améliorations paraissent des reculs. Même quand une dictature s’effondre, que la démocratie s’installe, c’est le chaos. Regardez les Haïtiens errer tels des zombies dans les ruines fumantes de leurs dictatures. Et les Libériens sortant de l’enfer, nus et hagards. Voyez les âmes mortes du Darfour que les télévisions effleurent quand il n’y a rien d’autre à se mettre sous la caméra, ni foot, ni tennis.
Sacré paradoxe et symbole de l’époque : July s’en va et Fidel Castro est toujours là.

Alain Berenboom
Paru dans LE SOIR