Et si on me foutait la paix ? Voilà comment Montaigne a réagi, j’en suis sûr, en apprenant que des experts voulaient fouiller son cercueil et analyser ses restes pour vérifier… Vérifier quoi au juste ? Que sa dépouille est celle du magnifique philosophe humaniste bordelais ? Et après ? Même si c’est lui qui repose dans ce tombeau depuis 1592, la Montaigne accouchera d’une souris. Parce que ça leur apportera quoi au juste aux admirateurs des « Essais » ? Croient-ils qu’il se redressera pour ajouter un chapitre inédit plein de cette sagesse dont nous avons bien besoin, il est vrai ?
Peu d’écrivains ont laissé autant de traces que Montaigne. Les fondements de la Lumières, la première place donnée à l’individu, on lit tout ça dans ses « Essais ». « Chaque homme porte la forme entière, de l’humaine condition ». Une réflexion qui résonne d’une singulière actualité dans le climat de violence, d’intolérance et d’égarement que nous traversons.
Il faut lire et faire lire ses écrits. Mais pourquoi chambouler son tombeau ? Il y a peu de chance que son intelligence soit transmise à celui qui posera la main sur sa pierre funéraire.
Dans notre époque où tout est devenu virtuel, la place du corps a de moins en moins d’importance. A fortiori s’il n’en reste plus grand-chose…
Certes, les hommes de Neandertal déjà enterraient et vénéraient leurs anciens. Mais ils n’étaient pas sept milliards. Depuis, on préfère de plus en plus la crémation. Et honorer virtuellement les défunts. Le business ne perdant jamais le nord, on peut à présent entretenir ad vitam aeternam un site qui perpétue le souvenir et les meilleures photos de votre cher disparu.
Les écrits et les images aussi ont perdu toute réalité. Les films ne se tournent plus sur pellicule. Seul leur « signal » est conservé. Avec le risque que dans quelques années, dans quelques siècles, on ne pourra plus déchiffrer les œuvres numérisées d’aujourd’hui parce que la langue dans laquelle elles ont été conservées aura disparu, qu’il n’y aura plus de programme de transfert.
On peut lire le code d’Hammurabi rédigé il y a quatre mille ans ou contemplé les dessins laissés par nos ancêtres dans les cavernes. Mais les générations futures ne pourront plus parcourir les écrits publiés aujourd’hui sur internet, ni visionner « Une affaire de famille » ou « Hors normes ». Restera heureusement Montaigne, imprimé sur papier ! Lequel constatait que « La plupart de nos occupations sont comiques. Le monde entier joue la comédie »…
Ps : A propos des morts, allez voir un film magnifique, fort, tendu et émouvant, « Nuestras Madres » de Cesar Diaz, l’histoire d’un jeune technicien légiste chargé d’identifier les morts victimes de la répression militaire de la fin du siècle dernier au Guatemala. Dignité, douleur et féminisme que ce bel ode aux mères et aux femmes.
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