Dimanche au marché de Boitsfort. Le poissonnier a la tête d’un vieux marin ostendais, rouflaquettes, casquette et regard bleu froid perçant. Pendant qu’il découpe en filets deux magnifiques soles, il raconte : en sortant de mon camion garé dans la rue qui conduit à la place communale, je perds l’équilibre, je tombe et je m’étale sur la chaussée, incapable de me relever (il sort d’une opération à la jambe). Une dame s’avance pour lui porter assistance. Mais son mari la retient par le bras : « Laisse-le ! C’est un Flamand ! »
Et le couple lui tournant le dos s’éloigne vers le marché, pour aller acheter du poisson, si ça se trouve ! Ma voisine s’écrie : « je parie que ces malotrus ne sont pas de Boitsfort ! »
L’histoire se termine grâce à deux policiers venus à son secours. (Et qu’il a fait remercier par l’administration communale).
Mais peut-on dire que cette histoire se termine ainsi ? Ne faut-il pas se demander au contraire si cette réplique n’est que le début de l’histoire ? Où on va là ? Et si le poissonnier n’était pas seulement flamand mais aussi noir ou arabe ? Le « brave homme » lui aurait-il en plus roulé dessus ? Au fond, peut-être qu’il a eu de la chance de n’être que Flamand.
Fut un temps où un chanteur fameux s’enorgueillissait d’être « noir, juif et borgne ». Il est vrai que Sammy Davis junior était membre du Rat Pack de Frank Sinatra. Il ne devait pas se sentir tout seul en cas d’agression…
La prochaine fois, notre poissonnier a intérêt à venir à Bruxelles accompagné de son requin !
On peut se réjouir dans certains cas de « la libération de la parole » si à la mode depuis quelques années. Mais elle n’est manifestement pas un remède universel contre le racisme, la haine et la connerie.
D’où vient que cet homme se soit écrié spontanément, sans réfléchir : « c’est un Flamand » ? Pourquoi n’a-t-il pas dit plutôt à sa femme : « Arrête ! C’est un poissonnier ! » (pas terrible le jeu de mots, excusez-moi).
Ou : « N’avait qu’à pas participer au réchauffement climatique avec son diesel en pleine COP. » (Un peu sophistiqué peut-être pour ce bonhomme sans doute venu en SUV).
Et son épouse ? Il n’est plus de bon ton de s’acharner sur une femme mais je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi elle a obtempéré. Comment se fait-il qu’elle ne se soit pas retournée, ébahie, vers son mari : « C’est un Flamand ? Bon. Mais alors ? »
D’ailleurs comment avoir deviné que le poissonnier n’est pas né à Ecaussinnes, Oslo ou Jehay-Bodegnée ? S’est-il écrié « Podferdeke ! » en s’affalant sur le sol ?
Si ça se trouve, le bonhomme s’est même vanté sur sa page Facebook de son exploit. Encore un bel endroit où la parole se libère, tiens. « J’ai même réussi à mettre un Flamand genou à terre. » Je ne vous dis pas le nombre de « like » qu’il va récolter…
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