Comme souvent, l’ordinateur se plante au moment où j’écris ces lignes, saleté de machine! J’ai beau m’énerver, tapoter au hasard, lire le mode d’emploi (manifestement traduit du nord coréen), essayer de l’éteindre et de le rallumer, rien. Le vide intersidéral. La preuve de l’existence de l’infiniment inutile. Alors, je pense à ces enfants de quinze ans, capables de mettre au point en quelques minutes des lettres piégées, qui vont exploser, exactement comme ils les ont programmées, à la figure de leurs destinataires à des milliers de kilomètres de leur petit atelier de salopards. Oublions un instant tout aspect moral, politique ou criminel de leurs agissements. Ne retenons que la pure technique : pourquoi moi, qui ai près de quatre fois leur âge, qui ait peiné à essayer d’apprendre je ne sais plus très bien quoi pendant je ne sais plus combien d’années, qui parviens à décoder le charabia de certaines directives européennes et à mettre en route chaque matin la machine à café de monsieur Krupp (pardon, maman, j’utilise une machine allemande, malgré les promesses que je t’ai faites), pourquoi suis-je donc incapable de rallumer cet ordinateur? De comprendre pourquoi l’écran reste plongé dans les ténèbres, sinon une légère lueur que je perçois au fond et qui forme comme un sourire méchant, pourquoi ne parviens-je pas à deviner sur quel bouton il faut appuyer pour ramener la lumière devant mes yeux, d’afficher le début de mon texte sur l’écran – texte que je devrai finir, comme si souvent, à la main. Où donc ces petits salauds ont-ils trouvé le talent –appelons ainsi leur monstrueux know-how d’assassins- de connecter des fils que rien ne distingue entre eux, de monter des transistors -ou Dieu sait comment on appelle ces pièces, de placer un mécanisme de retardement qui ne s’allumera qu’au geste fatal de la personne visée ? Ce qui amène cette question : si ces graines d’assassins ont compris le processus tortueux de la bombe, si Dieu leur a donné le « talent » de fabriquer ces pièces délicates, fragiles et compliquées, pourquoi ne parviennent-ils pas à l’utiliser à autre chose qu’à donner la mort ? Car enfin, pour arriver à être de si parfaits artisans, ces gens ont été dotés d’un cerveau en ordre de marche. Où donc leur foutu cerveau s’est-il coincé ? Car Dieu, s’il était vraiment fidèle à son image, c’est à moi qu’il aurait dû donner l’ordre de fabriquer des lettres piégées (ce qui ne présenterait aucun risque même collatéral). Et à eux celui de déchiffrer les directives européennes ou le mode d’emploi des ordinateurs coréens, de les écrire et surtout de les faire parfaitement fonctionner. Je ne sais pas si ces quelques lignes sont vraiment utiles dans le grand débat sur le voile à l’école mais je suis certain qu’elles peuvent y contribuer. Dieu seul sait comment.
Alain Berenboom
Janvier 2004
Paru dans le journal LE SOIR