Primo Lévi, pourtant génial écrivain, disait que les mots ne peuvent rendre compte de l’horreur des camps de la mort. Les mots comme les images affadissent une réalité indicible. Ce mal-là dépasse entendement et raison. Ecrire sur Auschwitz ou pas ? Je comprends les arguments des uns et des autres. Chez mes parents, on ne parlait pas des membres de la famille disparus dans les camps : le frère et la sœur de mon père, mon grand-père, la mère de ma maman. Quelques visages sur des photos jaunies écornées. Et des cousins éloignés à jamais. Au détour d’une phrase, j’ai compris leur sort, vaguement, sans savoir où ni comment ils étaient morts. Peut-être mes parents l’ignoraient. Dans le ghetto où ils avaient été parqués ? pendant le voyage en wagons à bestiaux ? Dans un camp ? Dès que je pointais l’oreille, mes parents, gênés, passaient à autre chose. On préférait parler des survivants, ma grand-mère qui avait réussi à s’enfuir par les égouts du ghetto de Varsovie et avait été recueillie par des paysans polonais parce que (précision terrible) elle était plus blonde qu’une Aryenne. La sœur de ma mère, miraculée d’un camp. Le meilleur ami de mon père portait un numéro tatoué sur le bras. Il a fallu longtemps pour que je sache pourquoi. Moi qui assommais mes parents de questions, je connaissais parfaitement leurs limites: une zone taboue dans laquelle je ne mettais guère les pieds. Beaucoup plus tard, j’ai écrit un roman intitulé « Le Pique-nique des Hollandaises » dont le vrai sujet (il vient assez tard dans le livre, sans doute pour récompenser les lecteurs obstinés) est Auschwitz. En fait, ma plume a longuement tourné autour du pot avant de se planter près du camp. Elle n’y pénètre jamais. Le roman se passe au début des années nonante, après la fin du communisme, dans le village voisin. Je ne me suis pas senti capable de décrire le camp ni d’écrire ce qui s’y est passé. Je prends le sujet de biais en racontant comment des commerçants saisis par le démon du libéralisme s’emparent d’Auschwitz pour en faire une attraction touristique. Mes mots n’ont pas réussi à approcher l’horreur de plus près. Le grand écrivain américain Kurt Vonnegut a lui aussi contourné le sujet dans « Nuit noire » (éd. 10/18). Un livre qui raconte de manière très subtile (et atrocement drôle) la vie dans une prison israëlienne d’un personnage manifestement inspiré par Eichmann. Etrange pendant à un autre roman de Vonnegut, « Abattoir 5 » (Le Seuil), dans lequel l’Américain racontait l’horreur des bombardements alliés sur Dresde (où il vivait alors comme prisonnier de guerre).
Bizarrement, moi aussi j’ai peur des mots à propos des camps nazis. Pourtant, pour les évoquer, je ne peux me référer qu’à des romans. Etrange paradoxe de la fiction !
Alain Berenboom
Janvier 2005
Paru dans le journal LE SOIR