Mais que fait le PS ?

Depuis des semaines, le président du PS s’acharne inexplicablement sur de pauvres échevins de son parti parce qu’ils habitent dans des logements sociaux à Charleroi dont les caves débordent, paraît-il, de victuailles. Pendant ce temps, à quelques dizaines de mètres à peine du siège du parti, boulevard de l’Empereur à Bruxelles, une disparition inquiétante reste inexpliquée. Là, soudain, c’est bouche cousue. Personne ne semble se troubler d’une affaire qui met pourtant en cause un des principes essentiels de notre monarchie constitutionnelle et du parti socialiste : l’égalité entre hommes et femmes.
Suis-je le seul à l’avoir constaté ou ce silence obéit-il à un mot d’ordre collectif? A l’occasion de la rénovation du Mont des Arts, la statue de la reine Elizabeth de Belgique, représentée toute menue et à pied, face à la gigantesque posture de son mari, le roi Albert 1er, chevauchant son énorme destrier, a disparu. Oui, disparu, corps et biens. Ne reste qu’une pierre bleue, nue et lisse. Les yeux mélancoliques, le roi, resté seul, contemple désormais une place repavée mais vide pendant que son cheval supporte stoïquement le ballet des skates sous ses sabots. Qui a volé la reine Elizabeth ? Que fait la police ? Et son chef ?
Le tonitruant bourgmestre de Bruxelles (PS lui aussi) semble plus intéressé à promener ses célèbres moustaches dans le grotesque village publicitaire gaulois installé sur la Grand Place qu’à traquer les kidnappeurs. Le parti des travailleurs ne cesse de proclamer l’importance qu’il accorde aux femmes : n’a-t-il pas confié la culture, la justice et même l’aménagement des cabinets ministériels à des femmes ? Evidemment, la reine Elizabeth ne ressemblait guère à nos politiciennes bien pensantes, toujours si sages et si prudentes (ni aux échevins de Charleroi, faut-il le dire). C’était une excentrique qui secouait les bourgeois bien pensants de l’époque et n’en faisait qu’à sa tête (qui était mieux faite et plus peine d’idées originales que tout le plan Marshall wallon). Elle arpentait la Chine de Mao à l’époque où c’était tabou, invitait Einstein à fuir le troisième Reich pour se réfugier en Belgique (à l’époque où les étrangers n’étaient pas renvoyés dans leur enfer, un coussin sur la bouche) et a imposé la Belgique comme la plus belle terre de musique du monde (ce qui est loin d’être évident surtout vu des habitations sociales de Charleroi). Alors, je pose la question : où est donc passé cette petite statue, symbole d’une grande dame ? Qu’on nous la rende immédiatement et qu’on fête ça !
Et, tant qu’à nous la rendre, pourquoi ne pas rêver qu’on la rende à son destin ? Redessinons-la plus folle et plus grande face à son cher mari, aussi étincelante au moins que la façade restaurée du siège du parti socialiste.

Alain Berenboom

Paru dans LE SOIR

AH ! Le plan !

On sait désormais tout des Wallons : enfermés dans leurs villages, hostiles à leurs voisins, soumis à des barons locaux type moyen âge socialiste, ils vivent harcelés par les taxes provinciales qui expliquent pourquoi les entreprises ont déserté la région et obligé leurs habitants à vivre (chichement) de l’argent des Flamands, couchés dans leur hamac, sous un portrait de leur bourgmestre serrant la main de monsieur di Rupo. Tel est à peu près le tableau que le gouvernement wallon a brossé de ses concitoyens. Avant d’annoncer un grand changement. Cette fois, les gars, il faut se secouer, se donner une ardeur d’avance, se mettre en « team » et devenir des « winners ». Même que le contrat pour l’avenir, ils l’ont baptisé maintenant le plan Marshall. Rien à voir, d’après nos informations, avec l’acteur anglais Herbert Marshall, le délicieux dandy des films de Lubitsch vers 1935. Non, Marshall c’est un général américain. Une image, quoi, pour montrer que désormais, la Wallonie est « managé » à l’américaine. Autrement dit, la grève aux T.E.C., c’est ter-mi-né ! Si ça va vous plaît pas, camarades, on privatise. Et ceux qui sont pas contents, c’est un aller-simple pour Guantanamo. Bon, d’accord, c’est un peu raccourci, dit comme ça. Surtout qu’on a déjà des difficultés à renvoyer les immigrés en charters maintenant que nos pauvres flics ont dû rendre leurs coussins, alors envoyer les Wallons récalcitrants à Cuba, faut pas rêver. Mais, c’est sûr, le plan de monsieur Marshall-Van Cau, il va décoiffer. D’abord, les Wallons vont se mettre à travailler, dites donc. C’est idiot de ne pas y avoir pensé plus tôt, hein, car il suffisait de le demander gentiment, avec un petit pequêt. Peu importe, comme on le chante à chaque congrès, « du passé, faisons table rase » ! Cette fois, promis, juré, les Wallons sont prêts. On va voir ce qu’on va voir. D’abord, ils vont nous fabriquer des fusées spatiales, puis des médicaments pour combattre le stress et le stras, et après, ils vont nous inventer la technologie de demain. Même que les Chinois ont déjà envoyé des espions, paraît-il, pour essayer de percer les secrets du plan et les ramener dans leur maudit pays pour nous imiter et nous contrefaire, non di joss’ ! C’est pas un rêve, parole de mandataire politique. Demain on rasera gratis et, si ça se trouve, on pourra même rembourser les Flamands ! A condition qu’ils soient gentils, hein, et qu’ils ne nous piquent pas nos bonnes idées. Parce que le danger est là. On a oublié d’acheter l’exclusivité, dites donc. Or, imaginez que le monsieur Marshall-là, il va vendre son plan aux Flamins, après avoir encaissé sa facture chez monsieur Van Cau. Et que les Flamins , y se mettent aussi à fabriquer des fusées, comme nous. A qui on va les vendre alors nos engins ? Aux Martiens ? Il y a peut-être une solution : on donne aux Flamands la scission de BHV et eux nous laissent le plan Marshall, d’accord ?

Alain Berenboom

Septembre 2005

Paru dans le journal LE SOIR

Un jour, l’empire des sens

Dire qu’à une époque (qui ne me paraît) pas si lointaine les policiers faisaient évacuer des salles de cinéma. Puis s’en allaient, des pellicules « sexy » plein les bras tandis que les spectateurs s’envolaient la queue entre les jambes. A l’heure de l’Internet et de l’image X reine, la scène semble inimaginable. Remonter au moyen âge. Non, juste aux années 70 ! En 1976, par exemple, il s’est trouvé un procureur du roi de Bruxelles et un juge d’instruction pour arracher de la cabine de projection des cinémas Arenberg et le Roy (aujourd’hui le Vendôme) « L’empire des sens » d’Oshima. Dans leur esprit, il fallait éviter à tout prix que des images « contraires aux bonnes mœurs » perturbent la santé mentale et la sexualité d’adultes majeurs et consentants. Les livres et les œuvres licencieuses ont parfois donné des idées de liberté, de révolte. Deux cents ans
après Sade, cent ans après Flaubert et Baudelaire, ce sont toujours les mêmes obsessions qui agitent l’esprit pervers des censeurs. Entre temps, Oshima est entré dans le petit Larousse comme le principal cinéaste nippon des années septante. Ce n’est pas ça qui les aurait arrêtés. Dès la sortie du film, en effet, il n’y avait pas eu méprise. La critique ne s’y était pas trompée. Elle avait rangé « L’Empire des sens » dans les chefs d’œuvre du 7 ème art. A quoi bon ? Le talent, le génie, on le sait, ne sont pas des excuses devant les tribunaux. Au contraire, le film aurait été médiocre, sans doute n’eût-il pas été saisi. C’est justement par sa grâce qu’il a paru –inconsciemment- provocant à ceux qui l’ont fait interdire.
La stratégie de la défense était dès le départ déforcée par l’énergie qui avait été mise par la justice pour obtenir à tout prix la condamnation : la chambre correctionnelle avait été formée spécialement pour l’occasion de magistrats qui ne composaient habituellement pas cette chambre. Après la vision du film (à huis-clos) la décision était inscrite sur le visage de la présidente. Il aurait fallu Goya (ou Félicien Rops) pour l’immortaliser. Et le jugement fut un magnifique poème qu’aurait applaudi Magritte et Chavée : la scène de l’œuf, dit le jugement (une femme s’enfonce un œuf dans le vagin devant son amant puis il le mange), celle de la danse des enfants (des enfants dansent autour d’un couple qui fait l’amour) « caractérisent la volonté des auteurs du film de ne rien respecter, ni l’homme, ni la femme, ni l’enfant » (ni l’œuf, aurait-il pu ajouter). Ce spectacle exploite « le snobisme, la curiosité et le goût du scandale des spectateurs ». (Voilà des magistrats qui ont compris la vocation de l’art…) Aucun spectateur n’a protesté ? Cela s’explique, dit l’arrêt d’appel qui confirme le jugement « par leur pudeur ou leur lassitude » ! La cour de cassation refusa de le casser (sur le rapport du procureur général J. Velu qui avait quelques années auparavant fait saisir, comme procureur du roi, un autre chef d’œuvre du cinéma, « Je suis curieuse » de V. Sjöman, tandis qu’il enseignait les droits de l’homme à l’ULB, allez comprendre). De tous les pays du monde où le film a été diffusé, seule la Belgique l’a saisi. Quelques années plus tard, le film était diffusé en France à la télé à une heure de grande écoute. Certains (des cyniques ?) regrettent le temps où les censeurs désignaient du doigt les chefs d’œuvre et où les juges comprenaient la vertu foncièrement scandaleuse de l’art.

Alain Berenboom

Paru dans LA LIBRE BELGIQUE

Dans quelques semaines

Avant-première sur ce site:
le premier chapitre du nouveau roman d’Alain Berenboom
Histoire de l’Homme qui écrivait la vie de Jimmy Stewart ou
Le Goût amer de l’Amérique

Georges est un jeune homme un peu perdu dans la vie. Il fait plusieurs petits métiers (porteur de pain pour un boulanger, de petites annonces pour un journal toutes-boîtes). Mais il n’a qu’une passion, sa mystérieuse petite amie, Louisa, mannequin dans une petite firme d’imperméables. Jusqu’à ce que l’envie le prenne un jour d’écrire la biographie d’un grand acteur américain, aujourd’hui un peu oublié, James Stewart. Au grand dam de son voisin et ami, Ahmed, qui milite farouchement contre la culture et l’invasion américaines…

La Wallonie d’en bas et la France d’en haut

A ma gauche, Justine Henin. A ma droite, Mary Pearce. Rosetta contre de Villepin ? Oui, elle tient de Rosetta, notre Justine. Avec son enfance malheureuse, sa mère disparue, son père en conflit et surtout cette ténacité, cette fureur, ce masque crispé, toujours au turbin, jamais satisfaite, sans un vrai sourire de jeune fille. Une Rosetta qui a réussi, troquant son mobil home près du terril contre un appartement de nouveau riche à Monte-Carlo, marbre, or et meubles Louis XIX (garanti d’origine par le vendeur).
Face à la Wallonie d’en-bas, Mary Pearce, c’est la France d’en haut avec ses poses, son look d’orchidée en pot, ses manières maniérées de riche bourgeoise du XVIème. La France des tennismen et des spectateurs de Rolland-Garros. A 200 euros la place, il est peu probable que les chômeurs de Seraing aient été nombreux sur les travées. Le prince Philippe, di Rupo, Eerdekens, Renders comme supporters, c’est peut-être réconfortant mais pas très utile. Peu de risque en effet de voir ces gars-là porter la petite joueuse comme doit le faire un supporter digne de son nom, en gueulant, en sifflant, en criant, en suant, en s’époumonant et en démolissant l’adversaire. Pas de frères Dardenne non plus pour diriger la manœuvre. Ni papa. Ni maman. Ni grand-frère ou petite sœur, avec un sachet de cachou ou de bonbons à la violette. Non. A Roland-Garros, Justine était seule face au destin, aussi seule qu’un ouvrier sidérurgiste dressant sa carcasse un peu gauche à l’assemblée générale d’Arcelor. Alors, elle a fait comme elle a toujours fait, la Justine. Elle a craché dans ses mains (observez Mary Pearce : elle ne crachote que sur le bout de ses doigts de mèdème), empoigné sa hache et elle s’est mise à taper comme une sourde. Et vlan ! Et vlan ! Normalement, le roseau plie mais ne rompt pas. Sauf face à Justice. Après son passage, du chêne et du roseau, il ne reste rien. Rien comme Ecolo après un passage au gouvernement, la Wallonie après le contrat pour l’avenir, le MR après la fugue de Louis Michel. Oui, Justine a gagné. A l’entendre, elle est heureuse, fière, soulagée d’avoir vaincu la maladie, ses adversaires et elle-même. Mais regardez-la. Inquiète, tendue, insatisfaite. A l’image de cette Wallonie qu’elle ne quittera jamais, quoiqu’elle fasse : une région à qui l’on a fait trop de promesses, qui a été trop méprisée pour croire encore que deux superbes palmes d’or et une nouvelle victoire au sommet du tennis mondial signent la fin du cauchemar. Ce sont des signes pourtant que rien n’est jamais irréversible. Allez les Dardenne ! Allez Justine !

Alain Berenboom

Juin 2005

Paru dans le journal LE SOIR

Oui-Non

Oui, oui, on vous a entendu : c’est non. Le rejet de la constitution européenne n’est pas seulement un doigt d’honneur de quelques franchouillards frileux et de Ménapiens arrogants qui affichent la photo de Pim Fortuyn en page d’accueil de leur PC. Parmi ceux qui ont dit non, on compte du bon peuple : des plombiers français effrayés de voir déboucher leurs collègues polonais, des illuminés trotskistes qui protestent parce que le texte ne prévoit pas de soviet européen, de pré-pensionnés de Sarreguemines et de chômeurs de Valenciennes qui ont peur que leurs allocations soient désormais payées aux Bulgares et aux Turcs sans compter les pétés du cerveau qui cherchent l’article 448 bis garantissant la libre circulation des seringues. Ajoutez-y une pincée de politiciens au rencard qui ont trouvé dans la campagne du non l’ultime chance de revenir un instant dans l’actualité. Dans le lot, n’oublions pas les ceusses qui avaient voté Le Pen contre Chirac et ceux qui s’en veulent d’avoir voté Chirac contre Le Pen, sans compter ceux qui se demandent comment se débarrasser une fois pour toute et de Le Pen, de Chirac et de Giscard (on achève bien les chevaux !). Et dans la foulée, les Français qui disent non à Hollande et les Hollandais qui disent merde au reste de la planète. Ajoutez-y José Bové toujours pour-ceux-qui-sont-contre et les communistes qui pensent que voter non leur permettra de recevoir à nouveau le pognon de l’Union soviétique… A tous ces braves gens, soyons honnêtes, il faut ajouter les millions d’Européens qui auraient volontiers dit non si on leur avait demandé leur avis… quelle que soit la question : « êtes-vous pour ou contre le sirop de Liège » ? Non ! « Pour ou contre le rattachement de BHV à la Slovaquie » ? Oui ! Heu, non ! Dire non, c’est dire non au pouvoir tout en déplorant que les gouvernements ne gouvernent pas, non aux fonctionnaires européens tout en grognant qu’il y a trop d’administration, non aux impôts tout en réclamant de nouvelles subventions, non aux Américains tout en réclamant plus d’Europe.
Le vrai problème de cette indigeste constitution, c’est que ceux qui l’ont lue jusqu’au bout de ses 448 articles sont encore à Erasme pour un lavage d’estomac. C’est aussi qu’elle ne contient aucun enjeu, aucun projet, aucun élan, aucune âme. Elle à l’image de ses pères Giscard et de Dehaene, un rafistolage de bric et de broc plus ou moins bien maquillés qu’on appelle un lifting. Quel gâchis ! Fallait-il mobiliser toute la population européenne juste pour recoller quelques morceaux des traités de Rome, de Maestricht et de Nice en y ajoutant une pincée de réformes en trompe l’œil ? Il est temps que l’Europe ouvre la fenêtre à l’imagination.

Alain Berenboom

Mai 2005

Paru dans le journal LE SOIR

Le mystère de la femme coupée en morceau reste entier

C’est en grattant le papier peint défraîchi de la chambre à coucher que je tombai sur le premier exemplaire du « Soir ». Sous le papier, mon père avait d’abord collé une couche de vieux journaux. Des « Soir » des années trente, de l’époque où il a débarqué ici, venant d’un petit village, près de Varsovie. En Pologne, un juif n’avait pas accès à l’université. Comme il voulait étudier la pharmacie, il avait choisi la Belgique, terre d’accueil en ce temps-là. Pour apprendre le français, il lisait tous les jours le journal à haute voix à son copain de chambrée, un étudiant polonais en sculpture. Ce sont ces gazettes, clés d’entrée dans son nouveau pays, qu’il avait collées sur ses murs.
Un titre attira mon attention: une interview de la reine Elizabeth où elle parlait de l’éducation de ses enfants (« envoyés dans des écoles publiques », ils sont « traités comme les autres élèves ») et du handicap pour elle de poursuivre une carrière d’artiste (elle était l’élève du violoniste Eugène Ysaye). Mais, ajoute-t-elle, « le génie réel toujours se manifeste et s’impose. Il surmonte même le désavantage du sang royal ». Autre titre quelques jours plus tard sur la grogne des soldats obligés de garder le sénat, dont la séance du jeudi s’était prolongée tard dans la soirée : « Il fallait bien que cela se produise aujourd’hui, justement le jour des frites ! » s’écriaient les troufions mécontents. « Espérons qu’à l’avenir quand le sénat voudra faire du zèle, il choisira un autre jour, par mansuétude pour nos braves troupiers » concluait le journaliste.
Plus le papier tombait, plus j’avais de mal à poursuivre mon entreprise de rénovation. Toute la jeunesse de mon père défilait devant mes yeux. A travers les lambeaux de journaux déchirés, je revivais ses émotions dans le désordre. Pendant qu’il tentait de maîtriser la langue française, la situation politique devenait de plus en plus inquiétante. « Hitler gagne les élections allemandes » lit-on en septembre 1930. « Lorsque le parti national-socialiste prendra le pouvoir, une Haute Cour sera instituée qui fera rouler des têtes dans le sable », annonce-t-il. En mai 1936, les élections bouleversent l’échiquier politique: Rex envoie 21 députés à la chambre, les nationalistes flamands gagnent 8 sièges. Le 24 octobre 1929, un étudiant italien en droit, Fernando de Rosa tire sur le prince héritier d’Italie Umberto, venu à Bruxelles demander la main de la princesse Marie-José. C’est Paul-Henri Spaak qui assura sa défense: « Tout le monde aime notre Roi, plaida-t-il, parce qu’il est fidèle à ses engagements. Si le roi d’Italie avait pu avoir d’aussi fières paroles, le fascisme n’aurait pas été installé en Italie et mon client ne serait pas ici ! » Apparemment, Umberto s’était sorti sans trop de mal de l’attentat puisque, dans la « petite gazette » quelques semaines plus tard, paraissait ce conseil : « Si toutes les dames qui accompagnent la princesse Marie-José en Italie à l’occasion de son mariage, sont munies de ceintures élastiques, le voyage en chemin de fer ne les fatiguera pas. Venez chez C.C.C., rue Neuve, Brux. »
L’obscurité était tombée. Mes travaux n’avaient guère avancé. L’électricité était coupée. Le chemin de terre qui menait à la route était dangereux, bordé d’un fossé dissimulé par les arbres. Je n’avais pas le courage de rentrer chez moi. Pour la première fois depuis sa mort, je me résolus à coucher dans le lit de mon père.
A peine m’étais-je étendu sur le matelas, roulé dans mon manteau, que je m’endormis. Je fis un curieux rêve. Les murs qui m’entouraient, aux papiers à moitié arrachés, s’ouvraient lentement, tel un rideau de scène, laissant entrer mon père. Il s’avança, vêtu d’un habit noir très chic, chapeau haut de forme et canne vernie à la main, en chantant « Boum » de Charles Trenet sous les feux des projecteurs. Les applaudissements de la salle m’éveillèrent en sursaut. A travers la fenêtre ouverte, des milliers d’étoiles m’observaient en silence. J’avais le cœur battant. Pourtant, elles avaient veillé sur mon père durant toute sa vie. Je vidai une bouteille d’eau. C’est alors que me revint le souvenir d’une histoire de famille, celle du magicien de Verviers.
Comme mes grands-parents n’avaient pas les moyens de financer les études de mon père à Liège, il avait longuement cherché un boulot avant de tomber sur l’annonce d’un magicien du Grand Théâtre de Verviers. Mon étudiant de père devait jouer le rôle du spectateur honnête, le type qu’on fait monter sur la scène à la fin du numéro de la femme coupée en morceaux pour garantir à la salle qu’il n’y a pas de truc. Sa méconnaissance du français, qui lui avait fermé tant de portes, était cette fois un atout. Un étranger de passage rassuraient les spectateurs sur son innocence. Le magicien lui demandait: « Alors, monsieur, pouvez-vous nous dire ce que contient le coffre?
 » – Rien, répondait mon père. Il est vide.
 » – Vide? répétait le magicien avec un sourire incrédule.
 » – Imaginez ça, disait mon père au public. La femme coupée en deux a été escamotée. Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle est devenue?
 » – Plus de corps, pas de crime! déclarait le magicien en s’inclinant sous les applaudissements. Merci de votre aide, monsieur. On souhaite la bienvenue en Belgique à notre aimable témoin. Et le spectacle continue! »
Suivi par un rai de lumière, mon père retournait à son fauteuil où il découvrait l’assistante, parfaitement recollée, un grand sourire aux lèvres. La mise en scène était très réussie et le spectacle avait beaucoup de succès.
Mais un soir, les choses ont mal tourné. Le magicien a ligoté son assistante, l’a déposée dans le coffre et il a refermé le couvercle. Pendant que retentissait une musique inquiétante, il a saisi la scie et s’est mis au travail. Le cérémonial semblait plus long et plus pénible que d’habitude. Quand il s’est relevé, le magicien avait l’air blême. Au lieu de chercher un spectateur au hasard, il s’est tourné vers mon père sans hésiter et lui a demandé sèchement de le rejoindre sur scène. Lorsque le coffre s’est ouvert, mon pauvre père a failli tourner de l’œil. Au lieu de disparaître par le double fond, l’assistante gisait à l’intérieur de la boîte, baignant dans son sang, le corps coupé en deux.
« Alors, monsieur, avez-vous contrôlé le contenu du coffre? demanda le magicien d’une voix rauque.
 » – Oui, parvint à articuler mon père.
 » – Vide, n’est-ce pas? suggéra précipitamment le magicien.
Mon père se contenta de hocher la tête. Il avait absolument besoin de son salaire.
 » – Plus de corps, pas de crime! conclut le magicien d’un ton funèbre, en faisant signe à mon père de regagner sa place.»
C’est ainsi que se termina sa carrière artistique. Bien des années plus tard, alors qu’il était devenu pharmacien, j’ai souvent entendu les clients dire de lui que ses préparations faisaient des miracles et qu’il était « un vrai magicien ». Quant à son employeur, il disparut, paraît-il, dans la débâcle. J’ai toujours cru que cette histoire avait été inventée par mon père. Mais, le lendemain, en nettoyant le grenier, je tombai sur un exemplaire du « Soir » jaune et sale de septembre 1939, qui annonçait en titre, barrant toute la première page, « Le Reich allemand entre en guerre contre la Pologne ». Je croyais que c’était le souvenir de cet événement tragique (où avaient péri ses parents, son frère, sa sœur et la plus grande partie de ma famille) qu’il avait voulu conserver, jusqu’à ce que je tombe en pages intérieures sur un articulet souligné au crayon bleu qui signalait que l’ancien magicien du Grand Théâtre de Verviers était recherché pour meurtre, sous le titre « Le mystère de la femme coupée en morceaux reste entier ». Et je me réjouis que mon père ait trouvé la Belgique comme terre d’asile.

Alain Berenboom

Janvier 2005

Paru dans le journal LE SOIR

Camp de la mort

Primo Lévi, pourtant génial écrivain, disait que les mots ne peuvent rendre compte de l’horreur des camps de la mort. Les mots comme les images affadissent une réalité indicible. Ce mal-là dépasse entendement et raison. Ecrire sur Auschwitz ou pas ? Je comprends les arguments des uns et des autres. Chez mes parents, on ne parlait pas des membres de la famille disparus dans les camps : le frère et la sœur de mon père, mon grand-père, la mère de ma maman. Quelques visages sur des photos jaunies écornées. Et des cousins éloignés à jamais. Au détour d’une phrase, j’ai compris leur sort, vaguement, sans savoir où ni comment ils étaient morts. Peut-être mes parents l’ignoraient. Dans le ghetto où ils avaient été parqués ? pendant le voyage en wagons à bestiaux ? Dans un camp ? Dès que je pointais l’oreille, mes parents, gênés, passaient à autre chose. On préférait parler des survivants, ma grand-mère qui avait réussi à s’enfuir par les égouts du ghetto de Varsovie et avait été recueillie par des paysans polonais parce que (précision terrible) elle était plus blonde qu’une Aryenne. La sœur de ma mère, miraculée d’un camp. Le meilleur ami de mon père portait un numéro tatoué sur le bras. Il a fallu longtemps pour que je sache pourquoi. Moi qui assommais mes parents de questions, je connaissais parfaitement leurs limites: une zone taboue dans laquelle je ne mettais guère les pieds. Beaucoup plus tard, j’ai écrit un roman intitulé « Le Pique-nique des Hollandaises » dont le vrai sujet (il vient assez tard dans le livre, sans doute pour récompenser les lecteurs obstinés) est Auschwitz. En fait, ma plume a longuement tourné autour du pot avant de se planter près du camp. Elle n’y pénètre jamais. Le roman se passe au début des années nonante, après la fin du communisme, dans le village voisin. Je ne me suis pas senti capable de décrire le camp ni d’écrire ce qui s’y est passé. Je prends le sujet de biais en racontant comment des commerçants saisis par le démon du libéralisme s’emparent d’Auschwitz pour en faire une attraction touristique. Mes mots n’ont pas réussi à approcher l’horreur de plus près. Le grand écrivain américain Kurt Vonnegut a lui aussi contourné le sujet dans « Nuit noire » (éd. 10/18). Un livre qui raconte de manière très subtile (et atrocement drôle) la vie dans une prison israëlienne d’un personnage manifestement inspiré par Eichmann. Etrange pendant à un autre roman de Vonnegut, « Abattoir 5 » (Le Seuil), dans lequel l’Américain racontait l’horreur des bombardements alliés sur Dresde (où il vivait alors comme prisonnier de guerre).
Bizarrement, moi aussi j’ai peur des mots à propos des camps nazis. Pourtant, pour les évoquer, je ne peux me référer qu’à des romans. Etrange paradoxe de la fiction !

Alain Berenboom

Janvier 2005

Paru dans le journal LE SOIR