ETE D’ENFER

chronique
L’été s’est mal terminé pour monsieur et madame Tombaugh. Pour bien d’autres aussi, remarquez : Ulrich, Floyd Landis, Olmert, Jospin, Leterme, bref tous les dopés à leur propre ego se sont ramassés cet été une solide gueule de bois. Mais, ces gens qui les plaindra ? Tombaugh, c’est différent.
Attention, ne confondez pas Tombaugh et Tom Boonen. Tom Boonen, c’est le coureur qui a fait naître un rayon de soleil sur notre triste cyclisme. Tombaugh, c’est l’homme qui a observé le dernier rayon de soleil de notre galaxie. Lui qui a découvert il y a 76 ans la planète ultime de notre système, le papa de Pluton.
Neuf planètes qu’on était, au moins. Or, voilà que le comité central des astronomes ou je ne sais comment se nomme le saint des saints qui gère l’univers vient de décider que Pluton, c’est fini : rayée du rang des planètes. Et son satellite ? Libéré de son maître, il peut réclamer l’indépendance et choisir désormais son propre destin.
En ces tristes moments, mes pensées vont d’abord à Patricia Tombaugh, sa veuve, qui se dit « secouée » par l’événement. Et nous, alors ? Dans ce monde changeant, toutes nos certitudes s’effondrent une à une : l’URSS disparaît, l’Angleterre n’est plus une île, le cinéma de Woody Allen ne fait plus rire, la cigarette est interdite dans les bistrots. Seule restait une vérité immuable : le soleil et ses neuf planètes tournant éternellement, dernière ronde rassurante dans ce monde en déséquilibre.
Le comité central des astronomes a-t-il réfléchi aux conséquences de sa décision ? Pluton, c’est Hadès, le dieu des enfers. L’un des trois maîtres de l’Univers, avec Zeus qui règne au ciel et Poséidon sur les mers. Supprimer l’enfer, c’est supprimer le paradis. S’il ne faut plus craindre Pluton, on ne peut plus rêver au ciel. Que reste-t-il alors pour justifier nos combats, nos espoirs, notre vie ?
Mais tout n’est pas dit. Il faut se battre. Rétablir Pluton sur son axe. Lui rendre son satellite. Remettre Tombaugh au milieu du village. J’en appelle à l’ONU, à l’OTAN, à l’Amérique, à Israël, à l’Iran. Enfin, à tous nos sauveurs. Nous ne laisserons pas ces apprentis-sorciers briser nos dernières certitudes. Pluton, aujourd’hui. Pourquoi pas la planète du Petit Prince demain ? De quel droit nous imposent-ils leurs ukases ? Cette assemblée n’est pas élue plus démocratiquement que le patron des talibans, le président du comité de la tour de l’Yser ou l’ancien dictateur iraquien. Pourquoi ne pas utiliser les mêmes méthodes à son égard ? Une coalition alliée pour les déloger. Des casques bleus. Le chapitre 7 de la Charte des Nations-Unies. Sauver nos rêves, n’est-ce pas un combat au moins aussi important que bouter dehors les fous de Dieu ?

Alain Berenboom

Paru dans LE SOIR

INFORMATIONS DE LA RENTREE

actualite

Alain Berenboom à la Bibliothèque des Chiroux à Liège
15 rue des croisiers à Liège
le jeudi 28 septembre à 17 h 30;
entretien et lecture spectacle d’un monologue d’Alain Berenboom
« Refus d’éditer » ou « La Souffrance du Dibouk » par François SIKIVIE, comédien.
Le texte est paru dans la Nouvelle Revue française du printemps 2005.

Alain Berenboom au Livre sur la PLACE à NANCY
les samedi 16 et dimanche 17 septembre
place Stanislas, à Nancy
stand du Livre de Belgique.

FRISSONS DE L’ETE

chronique
Pas un été sans polars. Pour se protéger du soleil, oubliez la crème, le parasol et le rhum planteur, dévastateur, essayer les frissons du polar.
Dans son récent « Dictionnaire égoïste de la littérature française » (Grasset), Charles Dantzig nous donne à goûter ses romanciers préférés d’une plume légère, souvent cocasse. On lui pardonnera quelques choix, sa préférence terriblement conventionnelle pour les « classiques ». On lui pardonnera même beaucoup d’oublis car quelques formules si bien tournées permettront à ses lecteurs qui ont de la mémoire de briller en société. En revanche, on ne lui pardonnera jamais d’avoir condamné le genre policier et considéré ses auteurs comme des tacherons. Pauvre Dantzig qui n’a manifestement pas lu Scerbanenco (10 /18), Ellery Queen (J’ai Lu), Schlinck (Folio) ou Fredric Brown, pour citer un peu au hasard quelques plumes magnifiques, simplement des écrivains, des grands, des vrais (pour ne pas rappeler les Chandler, Mac Donald ou Jim Thompson, reconnus unanimement).
Le Suédois Mankel (Le Seuil) fait partie de ce club. Sa description de la Suède d’aujourd’hui à travers les enquêtes du commissaire Wallander donne une épaisseur magique à la pluie, l’angoisse de l’homme contemporain, la peur du monde d’aujourd’hui. Son dernier roman « Le retour du professeur de danse » (avec un nouvel héros), un de ses meilleurs, a un côté très familier pour nous : c’est la gangrène de la peste brune qui est au centre de l’intrigue. Anvers-Stockholm, la route n’est pas très longue.
A la Série noire, on doit le retour d’un auteur culte des années 70, Newton Thornburg. Sa « Fin de fiesta à Santa Barbara » (Folio) avait inspiré « Cutter’s way », le film magnifique d’Ivan Passer (interprété par les géniaux Jeff Bridges et John Heard), récit de la décomposition de l’Amérique des baba cools après la fin de la guerre du Vietnam. A la même époque, Thornburg avait publié « Mort en Californie » enfin édité en français. A travers le récit douloureux d’un père parti à la recherche de son fils, mort soi-disant par accident dans la villa d’une riche, jeune et vénéneuse Californienne, le grand romancier dresse le portrait terrible d’une Californie étouffante, écrasée par sa suffisance et son pognon dans une Amérique déboussolée. Trente ans après, ce roman a gardé sa pertinence, son mordant et sa cruauté.
William Lashner (édition du Rocher) est un romancier hilarant. « Rage de dents » est peut-être le plus caustique et le plus remarquable opus de ses livres. Son héros, Victor Carl, un avocat miteux, bricoleur, maladroit, cultivé et plus fin qu’il n’y paraît, est cette fois aux prises avec le représentant le plus tordu d’une profession particulièrement inquiétante, les dentistes… De quoi faire grincer bien des dents.
Bonne lecture !

Alain Berenboom
Paru dans LE SOIR

L’ETE DES FAITS DIVERS

chronique
Comment un fait divers se transforme-t-il en fait de société, en événement politique ?
Deux terribles affaires récentes rappellent qu’en Belgique, il n’y a plus de faits divers : la mort du passager d’un autobus à Anvers à la suite des coups reçus par une bande de jeunes et l’assassinat de deux fillettes à Liège.
La mort par infarctus d’un homme qui avait osé interpeller quelques jeunes excités en leur demandant de se calmer aurait été en d’autres circonstances, en d’autres lieux, en d’autres temps, une info locale malheureuse et choquante mais elle n’aurait pas fait la une des journaux et des commentateurs politiques.
La nature de cet incident a changé radicalement dès lors que l’affaire se déroule à Anvers, ville malade, gangrenée par la haine et le désarroi (malgré semble-t-il une reprise en mains sérieuse des hommes politiques démocrates du cru). Et que les agresseurs sont des jeunes gens d’origine marocaine.
Elle fait apparaître de manière emblématique le terrible malaise qui parcourt Anvers (mais aussi ne nous y trompons pas les autres villes du pays) : la sensation d’insécurité dans une société en pleine mutation, la peur de l’étranger, particulièrement du Maghrébin. Ce malaise révèle surtout l’absence de confiance de beaucoup de citoyens dans les institutions démocratiques et les hommes appelés à les faire fonctionner : politiciens, policiers, juges.
Ces considérations avaient déjà été émises il y a dix ans à l’occasion de la découverte des méfaits de Dutroux et de ses complices : le mauvais fonctionnement des polices et de la justice, le manque d’humanité et de communication de magistrats enfermés dans une tour d’ivoire mais surtout l’inefficacité de l’institution judiciaire. Il faut reconnaître que de profonds changements sont intervenus. Police, appareil judiciaire ont été réformés, d’importants moyens affectés à la justice.
Pourquoi alors la disparition puis la découverte de l’assassinat de Stacy et de Nathalie à Liège suscitent-elles une émotion aussi profonde, qui rappelle celle provoquée par les meurtres de Julie et Melissa, de Ann et Eefje ou de Leïla Benaïssa ?
Au-delà de l’émotion face à la mort violente de deux enfants, des sévices qu’ils ont subis, il y a autre chose qui nous fait réagir. Le sentiment qu’à Liège comme à Anvers, les victimes sont, comme celles des affaires Dutroux et Derochette, le symbole d’une société qui ne s’aime plus et qui n’aime plus les êtres qui la peuplent et qui la font. Ce ne sont pas seulement les institutions judiciaires et policières qu’il faut reprendre en mains, c’est notre société, notre vie. Se regarder et s’aimer.

Alain Berenboom
www.berenboom.com

Paru dans LE SOIR

QUE VONT NOS ENFANTS DEVENIR ?

chronique
La fin des examens confrontera dans quelques jours des milliers d’étudiants à cette étape difficile de leur vie : quitter le doux cocon de l’école pour se mettre au travail. On comprend l’ardeur mise par certains à prolonger indéfiniment cette vie facile en multipliant les licences complémentaires, les voyages d’études à l’étranger ou en se lançant dans de longs voyages tropicaux.
La lecture des offres d’emploi du week-end est assez décourageante, il faut l’avouer. Seule consolation : elle offre une intéressante photographie de l’état du pays, plus révélatrice que bien des enquêtes sociologiques (et nettement plus économique).
Quel est le job le plus demandé actuellement ? Directeur d’intercommunales ? Gestionnaire d’habitations sociales ? Echevin ? Vous n’y êtes pas : même dans les régions où une étrange épidémie a décimé les responsables en place, ces postes-là, aussitôt libres, sont automatiquement occupés sans appel aux petites annonces. Non, la tête du hit parade des emplois vacants, c’est infirmière dans une maison de retraite.
Les diplômés universitaires arrivent loin derrière. Très loin. Et, inutile de proposer ses services si l’on a qu’un simple master dans son petit panier. Pour espérer être écouté, il faut au moins une collection de licences complémentaires, une brochette de langues plus ou moins exotiques (la connaissance du néerlandais et de l’anglais semble un atout aussi peu exceptionnel que jadis savoir lire et écrire). Et une expérience de plusieurs années.
Vers où se tourner alors ? Autrefois, on recrutait des cadres haut de gamme à la R.T.B.F. C’est fini : les excellents gestionnaires qui ont repris les manettes de la Casa Kafka ont décidé qu’il faut être Français pour programmer la télévision belge ou diriger la radio classique. D’abord, ils coûtent tellement plus chers et surtout ils offrent à nos gestionnaires l’impression flatteuse de pouvoir apprendre quelque chose à ces gens. Justement : instit’. Quel beau métier ! Le plus beau (et le plus vieux du monde, quoi que disent certaines). Mais tellement mal payé. Méprisé par les parents et les élèves. Et oublié par trop de brillants candidats étudiants qui visent seulement un diplôme estampillé par une université. Pourquoi ne pas intégrer ce cursus essentiel et magnifique dans les campus universitaires ?
Le fils d’une de mes amies est diplômé en sciences politiques de l’U.L.B; il a une licence complémentaire en environnement, acquise en Espagne et une autre en gestion de la V.U.B. Il a trouvé un job : il enseigne l’anglais des affaires dans une école privée à Shanghai à d’anciens cadres du parti communiste. C’est peut-être plus dépaysant que travailler comme infirmière dans une seniorie – quoique…

Alain Berenboom
Paru dans LE SOIR

UN HOMME PARFAIT A 60 %

chronique
L’auteur d’un documentaire sur Billy Wilder avait joliment intitulé son film « Portrait d’un homme parfait à 60 %». Mon admiration pour le réalisateur de « La Garçonnière » et de « Avanti » m’avait convaincu qu’être parfait à 60 % était un bel idéal pour un homme moyen comme moi. Et j’avais tenté, bon an mal an, de m’y tenir. Mais ces derniers temps, je l’avoue, mon score est en train de s’effondrer au rythme des intentions de vote pour le P.S. wallon. Je fatigue un peu. Mon taux de perfection a pris un coup dans l’aile.
Et Serge July, le patron de « Libération », est-il un homme parfait à 60 % ?
Chassé du journal qu’il avait créé par un fiston Rotschild, quel symbole ! Oui, sauf que la réalité est plus tordue : c’est July lui-même, l’ancien soixante-huitard, qui était allé chercher le grand argentier et lui avait donné les manettes.
Certains mythifient mai 68, ses pompes, ses gadgets, son « souffle de liberté ». Les romanciers et les cinéastes revisitent l’époque comme une cathédrale, la transforment en épopée moderne (alors que, étrangement, le front populaire est si peu visité). Les idoles d’alors, pourtant, se sont souvent trompées. July avait commencé comme militant maoïste, admirateur de la « révolution culturelle » comme tant d’autres donneurs de leçons de l’intelligentsia française. Fascinés aussi par Fidel Castro, cigare au bec et sourire goguenard. Or, la révo’ cul’ comme disait Simon Leys ( lucide si tôt ) a fait plus de victimes que le génocide rwandais. Et les méthodes de ce bon monsieur Castro n’avaient guère à envier à celles de ses chers collègues de droite, Papa Doc à Haïti ou certains généraux sud américains.
July, s’il s’est souvent trompé d’icones, n’a fait taire personne. Au contraire, il a créé un journal, critique, brouillon, parfois décapant, souvent approximatif et flou à l’image de ces trente dernières années. Mais qui montrait une nouvelle façon de décoder l’information, la société et surtout la culture.
Sauf Danielle Mitterrand, tout le monde sait désormais ce que cache le mythe Castro, corruption, meurtres politiques, misère. Et alors ? Ce sera mieux après ? Un homme parfait à 60 % croit que demain nous serons plus civilisés. Or, aujourd’hui, les améliorations paraissent des reculs. Même quand une dictature s’effondre, que la démocratie s’installe, c’est le chaos. Regardez les Haïtiens errer tels des zombies dans les ruines fumantes de leurs dictatures. Et les Libériens sortant de l’enfer, nus et hagards. Voyez les âmes mortes du Darfour que les télévisions effleurent quand il n’y a rien d’autre à se mettre sous la caméra, ni foot, ni tennis.
Sacré paradoxe et symbole de l’époque : July s’en va et Fidel Castro est toujours là.

Alain Berenboom
Paru dans LE SOIR

BONS MOTS

chronique
De quoi se souviendra-t-on après le Mondial et les vacances ? Les affaires de Charleroi et de Namur seront sans doute un peu oubliées. Mais pas le crime d’Anvers. Où l’on est passé du verbe au sang.
Les mots aussi peuvent tuer. Après la cavalcade sanglante d’Anvers, c’est vers le V.B. que l’on s’est tourné, en accusant le parti néo-fasciste d’avoir infecté ce qui restait de cervelle au tueur. Le V.B. n’a pas le monopole des idées immondes.
Extrait d’une conversation entre un certain Christian Desmet, conseiller communal M.R. à Forest et des amis, membres du même conseil communal. Parlant d’une échevine (de son propre parti) : « Les nazis ont peut-être exterminé six millions de juifs, mais ils en ont oublié une ». C’est ici qu’on rit, paraît-il.
L’histoire ne dit pas si les amis se sont esclaffés. Mais certains d’entre eux, manifestement choqués, n’ont pas gardé la « blague » de notre conseiller dans la poche. Les mots sont dits pour être répétés.
Le misérable, immédiatement exclu de son parti, a présenté des excuses (pas très spontanées, remarquez; il a fallu une médiation et la promesse de renoncer à une procédure pénale pour les lui arracher). Mais, soyez-en sûr, sa phrase continuera de résonner, de se promener dans les conversations. Et, qui sait, d’en inspirer d’autres, tout aussi fines.
Comment un homme, qui exerce certaines responsabilités publiques depuis de nombreuses années, en arrive-t-il à proférer de telles conneries ? A les penser ? A croire que ses amis vont se fendre la pipe quand il va les raconter ?
Le bonhomme rêvait, paraît-il, depuis longtemps d’un poste d’échevin qu’il n’a jamais réussi à décrocher faute de score électoral. Après les dernières élections, la bourgmestre lui aurait pourtant promis, juré, craché, que cette fois, il allait recevoir son petit bâton de maréchal en cours de législature. Puis, elle aurait oublié sa promesse tout en le consolant avec d’autres cadeaux (des mandats dans la société d’habitations sociales). Bref, il en aurait conçu une grande amertume.
Bon. Et alors ? Quel est le lien entre son rêve de diriger un empire (gérer l’état civil ou la propreté à Forest) et l’holocauste ? J’avoue, je ne comprends pas. Y a-t-il un docteur dans la salle ?
A propos de Dieudonné, on avait parlé de « dérapage ». La vérité est plus inquiétante : le mot infect est devenu banal. Comme si désormais les mots n’avaient plus d’importance et que la politique n’était plus que bavardage et spectacle. Le gagnant n’étant que le meilleur bateleur, celui qui rit le plus fort, qui en sort la plus énorme. Dur…

PS : à propos de mots, la Série Noire vient enfin d’éditer en français le très beau, très âpre et déchirant « Mort en Californie » de N.Thornburg.

Alain Berenboom
Paru dans LE SOIR

LE BON, LA BRUTE ET LES TRUANDS

Paru dans Libération

Samedi 27 mai : La Mort subite

A « La mort subite », non loin de la Grand-Place, on boit encore du faro, la bière amère qu’avalaient jadis les prolos bruxellois avec son odeur de fourrage de cheval. Aux murs jaunes pisseux du vieux café, des photos un peu passées, le roi Albert 1er qu’on appelait le roi chevalier (peut-être parce qu’il sentait le faro ?), Jacques Brel et Annie Cordy au temps où elle chantait « Cigarettes, whisky et petite pépées ». A l’époque, « Le déserteur » de Vian et « Le Gorille » de Brassens étaient interdits d’antenne à la radio belge. Aujourd’hui, ce serait Annie Cordy : la loi contre le tabagisme, la législation sur l’alcool et les règles contre le sexisme, trois tabous violés dans une seule chanson…
Entre colonnes, tables grasses et bancs de bois, « La Mort subite » est le meilleur endroit de Bruxelles pour refaire le monde – disons la Belgique- en avalant une tartine au fromage blanc, radis et oignons. Le monde peut attendre. De toute façon, G.W. Bush s’en occupe. Reste mon pays. Avis aux amateurs. Il donne dangereusement de la bande. Dans la salle des pas perdus de la gare centrale, à un jet de pierres d’ici, un jeune homme de 17 ans s’est fait poignarder par un ado de son âge qui voulait son MP3. 80.000 personnes ont défilé dans la rue pour protester contre la violence.
Deux semaines plus tard, une jeune femme turque a été abattue dans une rue d’Anvers pendant qu’elle lisait un roman sur un banc. Le meurtrier a continué sa route en abattant une petite fille de deux ans (« pure Blanche ») et sa nounou africaine. Le jeune assassin, qui venait de fêter ses 18 ans en s’achetant une carabine de chasse en toute légalité, n’a pas caché que son but était d’abattre le plus d’étrangers possibles. Son grand-père avait combattu avec les Nazis sur le front de l’est, sa tante est députée du parti fasciste flamand (le Vlaams Belang réunit presque un électeur anversois sur trois) On a beau dire. Les gènes, quelle chose fascisante, pardon, fascinante…
Hier, vingt mille manifestants marchaient dans les rues d’Anvers sous une pluie battante contre les brutes. Etonnant succès dans une ville où l’on ne manifeste jamais (sauf les dockers de temps en temps).

Dimanche 28 mai : Main basse sur la ville

Les débats politiques du dimanche à la télé ont remplacé la messe. Dommage : depuis que la messe est chantée en français, on la comprend. Mais pas les politiciens belges. Francophones et flamands partagent une langue commune, la langue de bois.
A l’ordre du jour, les scandales qui ébranlent Charleroi, capitale du pays noir, baptisée depuis des années Chicago-sur-Sambre à cause de son taux de criminalité. Cette fois, ce sont des politiques qui sont pris la main dans le sac – pour faire couleur locale ?
Le bourgmestre démissionne et reprend son écharpe maïorale le lendemain. Son chef de cabinet est en prison. Trois échevins sont soupçonnés de détourner l’argent des habitations sociales; un autre, celui des déchets. Plusieurs hommes d’affaires du coin sont accusés de détournement de subventions et de corruption. Remake de « Main Basse sur la ville » de F. Rosi. Tous, présumés larrons, sont liés au patron du P.S. local (la plus grosse fédération du parti), le vizir du coin, Jean-Claude Van Cauwenberghe, que ces scandales ont éloigné de la présidence de la Région wallonne tout en gardant la haute main sur la cité. Tout ce beau monde se partage les mandats des sociétés publiques de la région. On appelle ça le dévouement à la chose publique. Ce qui explique pourquoi ils s’accrochent. Le capitaine ne quitte pas le navire en pleine tempête. Les marins non plus. Ce n’est pas quand on est mouillé qu’on se jette à l’eau !
J’essaye d’écrire un roman qui se déroule au Congo belge juste après la seconde guerre mondiale. J’ai l’impression que les notables de Charleroi voient leurs citoyens comme les coloniaux traitaient les Noirs à cette époque bénie. A mon avis, tout ça ne nous rendra pas le Congo…
Le monde est petit : le vizir était mon camarade de cours à l’université. Déjà, il courait de réunions en réunions avec les quelques étudiants qui osaient se déclarer socialistes plutôt que libertaires. En 1968, s’affirmer P.S. était, aux yeux de la plupart d’entre nous, le comble du ringard. Brave Jean-Claude, lui au moins n’a pas viré sa cuti…

Lundi 29 mai : Pendant les soldes, les affaires continuent

Justement, me revoilà à l’université, où j’enseigne le droit d’auteur. Une matière « branchée » aujourd’hui, alors que peu de juristes s’y intéressaient auparavant. La culture a toujours été une activité futile en Belgique. Nous nous vantons d’avoir le plus grand nombre de poètes et de peintres du dimanche par km² (on paye des gens pour tenir les comptes ? ) mais nos hommes politiques préfèrent se déguiser en supporters de football ou en buveurs de bière même lorsqu’ils hantent – discrètement- les librairies. « Faire intellectuel », la pire image pour un politicien belge. Sauf lorsqu’un de nos créateurs décroche un prix en France. Alors, les excellences se bousculent pour être sur la photo avec Weyergans et son prix Goncourt Schuiten à Angoulême ou les frères Dardenne brandissant leurs palmes d’or.
Pendant ce temps, les affaires continuent. Cette fois, c’est le bourgmestre socialiste de Namur, capitale de la Wallonie, qui est éclaboussé. A cause de marchés publics attribués par lots entiers depuis des années à la société de sa compagne. Les yeux dans les yeux, il déclare : je ne me rendais pas compte que cela posait un problème mais maintenant que vous me le dites, je ne le ferai plus. Promis, juré, craché. Lui aussi garde précieusement sa belle écharpe maïorale.
Quelle matière pour les écrivains ! Raconter par le menu les magouilles des socialistes wallons pourrait requinquer la Série Noire …

Mardi 30 mai : méthode pour faire face aux brutes trop polies

Au petit matin, je parviens à terminer le bricolage d’une nouvelle autour de laquelle je tourne depuis trop longtemps. Je compare volontiers l’écriture et le bricolage. Même attention, même précision pour que toutes les pièces s’emboîtent, même façon de ne pas trop se prendre la tête. C’est aussi une revanche pour un type comme moi qui se retrouve aux urgences dès qu’il essaye d’empoigner un marteau.
Réunion de la Cinémathèque royale, dont je suis administrateur. Nous préparons la venue à Bruxelles de Terry Gilliam qui vient présenter à Bruxelles son nouveau film. Quelle émotion de rencontrer un de mes cinéastes préférés. Gilliam, Coen, Kusturica, Burton, Imamura. Des maîtres qui décoiffent dans un monde de brutes trop polies.
Après, nous nous retrouvons Luc Dardenne et moi dans un bistrot. De retour de Cannes, où il présidait le jury de la Caméra d’or avec son frère, Luc découvre, abasourdi, ce qui s’est passé en son absence : la marche blanche d’Anvers, la liquéfaction du PS carolo et namurois sous le feu des « affaires ». Crainte partagée d’une nouvelle poussée de l’extrême droite en Flandre mais aussi en Wallonie aux prochaines élections. Face au racisme, à la violence, à la corruption, la réaction des citoyens est pareille en Flandre et en francophonie.
Quoi que disent certains, il y a plus en commun entre Flamands et francophones qu’entre citoyens et certains de leurs représentants politiques…

Mercredi 31 mai : l’anguille du docteur Akagi

Bon, voilà que disparaît Imamura. Si les brutes croient avoir eu sa peau, ils se trompent. « L’anguille », « Le docteur Akagi », parfaites merveilles d’humour, de folie et de tendresse sont là pour l’éternité.

Jeudi 1er juin : Colette, c’est génial !

Plus de cent nationalités vivent à Bruxelles, sans vraiment se croiser. Chacun dans son coin. Même entre fonctionnaires européens, on se voit entre compatriotes. Les braves Bruxellois comme moi ne vont guère se promener de l’autre côté du canal où habitent les Marocains, ni dans le quartier turc de Saint-Josse. Flamands et francophones de Bruxelles s’ignorent. Les Flamands ont construit le siège de leurs institutions dans le quartier de la cathédrale et sur la place des Martyrs ( !) et ouvert leur magasins branchés, bistrots, galeries et théâtres autour de la rue Dansaert, près de la Bourse. Seule la littérature opère parfois des rapprochements. A Passa Porta, la maison de la littérature, dirigée ensemble par des Flamands et des francophones, on accueille les écrivains du monde entier.
Dans les librairies de seconde main qui se sont développées comme des champignons sur le grand boulevard qui mène à la gare du midi, on frôle le reste de la planète. A « Pêle-mêle », un gigantesque fourre-tout, des petits enfants de toutes les couleurs, couchés par terre, dévorent des B.D. Des filles sous le voile cherchent des romans sous le comptoir. Un vieil intellectuel maigre comme une fritte sans mayonnaise grogne parce que le rayon littérature classique a déménagé et qu’il est maintenant coincé entre les guides de voyages et les livres de guerre.
Derrière moi, une jeune fille demande à sa copine : « Alors, quel bouquin t’as choisi ?
– Colette, dit l’autre. C’est génial !
– Ah oui ? Combien de pages ?
– 110 pages.
– Waw ! Super, Colette !

Vendredi 2 juin : Et maintenant, le bon…

Le bon, c’est Tintin. C’est pas moi qui le dit. C’est le dalaï-lama en visite en Belgique. Il a décoré les dirigeants de la Fondation Hergé, Nick et Fanny Rodwell, de l’ordre d’Ottokar 1er, je dirai même plus, de l’ordre de la Lumière de la Vérité.
Hergé est mort depuis plus de vingt ans mais la Belgique vit toujours dans les aventures de Tintin. Même si on a un peu perdu le secret de la ligne claire, mille sabords !

FÊTE DE L’ESPRIT SAIN

chronique
Pentecôte, fête de l’esprit sain. Justement, c’est le thème de notre feuilleton médiéval.
Résumé des chapitres précédents. Au pays noir, comme ses barons ont commis quelques vilenies pendant que son grand vizir regardait ailleurs, le roi Autiste 1er a décidé d’abdiquer. Son bon peuple l’ayant supplié de rester, Autiste, un brave au fond, a repris sa couronne et s’est rassis sur le trône vingt-quatre heures plus tard. Son collègue, son modèle, le roi Baudouin, n’avait-il pas montré l’exemple quelques années auparavant ?
Devant le désordre causé par les méchants barons, l’Empereur a un peu grogné mais, comme il est indulgent, que le grand vizir a roulé des yeux plein de colère et grincé des dents et qu’Autiste a beaucoup pleuré, l’Empereur a passé l’éponge. Et voilà. Tout est bien qui finit bien. Et qui se termine comme toutes les histoires se termine par un grand festin. Du pain et des jeux.
Le jeu proposé par les troubadours s’appelle Le Geste fort. Pour être franc, certains courtisans ont été un peu déçus. Ils auraient préféré « La Galette des rois » ou « Comment gagner des millions ? » mais comme F 1 n’existe pas encore, ils se sont inclinés.
En général, Autiste 1er n’aime pas beaucoup les ménestrels. Il ne comprend jamais très bien leurs bouffonneries, pasquinades et autres turlupinades. Mais, comme chacun sait que Le Geste Fort est le jeu préféré de l’Empereur, il s’incline de bonne grâce. Surtout que le grand vizir a promis de tout lui expliquer un jour. Pas contrariant, notre bon roi.
Le gagnant est un ami du grand vizir, un petit courtisan qui a eu l’idée amusante de disparaître en plein milieu du banquet. Bravo, ça, c’est vraiment un vrai geste fort ! Va-t-il réapparaître un jour ? se demandent les autres participants avec un sourire dans le coin. Peu importe, sa fille est restée dans la salle du trône à banqueter avec les autres membres de la cour et leurs ambitieux bambins et à dévorer les viandes juteuses offertes généreusement par la populace du royaume. On ne doute pas qu’elle remplira un tupperware pour son papa.
Pendant ce temps, dans le fief voisin, une autre aventure se prépare. Le roi Ahuri 1er est en butte aux attaques de quelques croquants. Pas contents que le roi offre à sa mie tous les jours de coûteux jeux de construction. C’est qu’elle s’ennuie, la pauvre, dans son château endormi entre Meuse et Sambre. Et c’est un plaisir bien innocent qu’Ahuri partage avec sa dame. Devant les grognements, comme il déteste discuter et qu’il aime ses gens, il décide, lui aussi, de faire un geste fort : désormais, il regardera ailleurs quand sa mie ouvrira sa boîte de Lego.
Et l’Empereur ? Croyez-vous qu’il a le temps de s’occuper de ces enfantillages ?

Alain Berenboom

Paru dans LE SOIR