Paru dans Libération
Samedi 27 mai : La Mort subite
A « La mort subite », non loin de la Grand-Place, on boit encore du faro, la bière amère qu’avalaient jadis les prolos bruxellois avec son odeur de fourrage de cheval. Aux murs jaunes pisseux du vieux café, des photos un peu passées, le roi Albert 1er qu’on appelait le roi chevalier (peut-être parce qu’il sentait le faro ?), Jacques Brel et Annie Cordy au temps où elle chantait « Cigarettes, whisky et petite pépées ». A l’époque, « Le déserteur » de Vian et « Le Gorille » de Brassens étaient interdits d’antenne à la radio belge. Aujourd’hui, ce serait Annie Cordy : la loi contre le tabagisme, la législation sur l’alcool et les règles contre le sexisme, trois tabous violés dans une seule chanson…
Entre colonnes, tables grasses et bancs de bois, « La Mort subite » est le meilleur endroit de Bruxelles pour refaire le monde – disons la Belgique- en avalant une tartine au fromage blanc, radis et oignons. Le monde peut attendre. De toute façon, G.W. Bush s’en occupe. Reste mon pays. Avis aux amateurs. Il donne dangereusement de la bande. Dans la salle des pas perdus de la gare centrale, à un jet de pierres d’ici, un jeune homme de 17 ans s’est fait poignarder par un ado de son âge qui voulait son MP3. 80.000 personnes ont défilé dans la rue pour protester contre la violence.
Deux semaines plus tard, une jeune femme turque a été abattue dans une rue d’Anvers pendant qu’elle lisait un roman sur un banc. Le meurtrier a continué sa route en abattant une petite fille de deux ans (« pure Blanche ») et sa nounou africaine. Le jeune assassin, qui venait de fêter ses 18 ans en s’achetant une carabine de chasse en toute légalité, n’a pas caché que son but était d’abattre le plus d’étrangers possibles. Son grand-père avait combattu avec les Nazis sur le front de l’est, sa tante est députée du parti fasciste flamand (le Vlaams Belang réunit presque un électeur anversois sur trois) On a beau dire. Les gènes, quelle chose fascisante, pardon, fascinante…
Hier, vingt mille manifestants marchaient dans les rues d’Anvers sous une pluie battante contre les brutes. Etonnant succès dans une ville où l’on ne manifeste jamais (sauf les dockers de temps en temps).
Dimanche 28 mai : Main basse sur la ville
Les débats politiques du dimanche à la télé ont remplacé la messe. Dommage : depuis que la messe est chantée en français, on la comprend. Mais pas les politiciens belges. Francophones et flamands partagent une langue commune, la langue de bois.
A l’ordre du jour, les scandales qui ébranlent Charleroi, capitale du pays noir, baptisée depuis des années Chicago-sur-Sambre à cause de son taux de criminalité. Cette fois, ce sont des politiques qui sont pris la main dans le sac – pour faire couleur locale ?
Le bourgmestre démissionne et reprend son écharpe maïorale le lendemain. Son chef de cabinet est en prison. Trois échevins sont soupçonnés de détourner l’argent des habitations sociales; un autre, celui des déchets. Plusieurs hommes d’affaires du coin sont accusés de détournement de subventions et de corruption. Remake de « Main Basse sur la ville » de F. Rosi. Tous, présumés larrons, sont liés au patron du P.S. local (la plus grosse fédération du parti), le vizir du coin, Jean-Claude Van Cauwenberghe, que ces scandales ont éloigné de la présidence de la Région wallonne tout en gardant la haute main sur la cité. Tout ce beau monde se partage les mandats des sociétés publiques de la région. On appelle ça le dévouement à la chose publique. Ce qui explique pourquoi ils s’accrochent. Le capitaine ne quitte pas le navire en pleine tempête. Les marins non plus. Ce n’est pas quand on est mouillé qu’on se jette à l’eau !
J’essaye d’écrire un roman qui se déroule au Congo belge juste après la seconde guerre mondiale. J’ai l’impression que les notables de Charleroi voient leurs citoyens comme les coloniaux traitaient les Noirs à cette époque bénie. A mon avis, tout ça ne nous rendra pas le Congo…
Le monde est petit : le vizir était mon camarade de cours à l’université. Déjà, il courait de réunions en réunions avec les quelques étudiants qui osaient se déclarer socialistes plutôt que libertaires. En 1968, s’affirmer P.S. était, aux yeux de la plupart d’entre nous, le comble du ringard. Brave Jean-Claude, lui au moins n’a pas viré sa cuti…
Lundi 29 mai : Pendant les soldes, les affaires continuent
Justement, me revoilà à l’université, où j’enseigne le droit d’auteur. Une matière « branchée » aujourd’hui, alors que peu de juristes s’y intéressaient auparavant. La culture a toujours été une activité futile en Belgique. Nous nous vantons d’avoir le plus grand nombre de poètes et de peintres du dimanche par km² (on paye des gens pour tenir les comptes ? ) mais nos hommes politiques préfèrent se déguiser en supporters de football ou en buveurs de bière même lorsqu’ils hantent – discrètement- les librairies. « Faire intellectuel », la pire image pour un politicien belge. Sauf lorsqu’un de nos créateurs décroche un prix en France. Alors, les excellences se bousculent pour être sur la photo avec Weyergans et son prix Goncourt Schuiten à Angoulême ou les frères Dardenne brandissant leurs palmes d’or.
Pendant ce temps, les affaires continuent. Cette fois, c’est le bourgmestre socialiste de Namur, capitale de la Wallonie, qui est éclaboussé. A cause de marchés publics attribués par lots entiers depuis des années à la société de sa compagne. Les yeux dans les yeux, il déclare : je ne me rendais pas compte que cela posait un problème mais maintenant que vous me le dites, je ne le ferai plus. Promis, juré, craché. Lui aussi garde précieusement sa belle écharpe maïorale.
Quelle matière pour les écrivains ! Raconter par le menu les magouilles des socialistes wallons pourrait requinquer la Série Noire …
Mardi 30 mai : méthode pour faire face aux brutes trop polies
Au petit matin, je parviens à terminer le bricolage d’une nouvelle autour de laquelle je tourne depuis trop longtemps. Je compare volontiers l’écriture et le bricolage. Même attention, même précision pour que toutes les pièces s’emboîtent, même façon de ne pas trop se prendre la tête. C’est aussi une revanche pour un type comme moi qui se retrouve aux urgences dès qu’il essaye d’empoigner un marteau.
Réunion de la Cinémathèque royale, dont je suis administrateur. Nous préparons la venue à Bruxelles de Terry Gilliam qui vient présenter à Bruxelles son nouveau film. Quelle émotion de rencontrer un de mes cinéastes préférés. Gilliam, Coen, Kusturica, Burton, Imamura. Des maîtres qui décoiffent dans un monde de brutes trop polies.
Après, nous nous retrouvons Luc Dardenne et moi dans un bistrot. De retour de Cannes, où il présidait le jury de la Caméra d’or avec son frère, Luc découvre, abasourdi, ce qui s’est passé en son absence : la marche blanche d’Anvers, la liquéfaction du PS carolo et namurois sous le feu des « affaires ». Crainte partagée d’une nouvelle poussée de l’extrême droite en Flandre mais aussi en Wallonie aux prochaines élections. Face au racisme, à la violence, à la corruption, la réaction des citoyens est pareille en Flandre et en francophonie.
Quoi que disent certains, il y a plus en commun entre Flamands et francophones qu’entre citoyens et certains de leurs représentants politiques…
Mercredi 31 mai : l’anguille du docteur Akagi
Bon, voilà que disparaît Imamura. Si les brutes croient avoir eu sa peau, ils se trompent. « L’anguille », « Le docteur Akagi », parfaites merveilles d’humour, de folie et de tendresse sont là pour l’éternité.
Jeudi 1er juin : Colette, c’est génial !
Plus de cent nationalités vivent à Bruxelles, sans vraiment se croiser. Chacun dans son coin. Même entre fonctionnaires européens, on se voit entre compatriotes. Les braves Bruxellois comme moi ne vont guère se promener de l’autre côté du canal où habitent les Marocains, ni dans le quartier turc de Saint-Josse. Flamands et francophones de Bruxelles s’ignorent. Les Flamands ont construit le siège de leurs institutions dans le quartier de la cathédrale et sur la place des Martyrs ( !) et ouvert leur magasins branchés, bistrots, galeries et théâtres autour de la rue Dansaert, près de la Bourse. Seule la littérature opère parfois des rapprochements. A Passa Porta, la maison de la littérature, dirigée ensemble par des Flamands et des francophones, on accueille les écrivains du monde entier.
Dans les librairies de seconde main qui se sont développées comme des champignons sur le grand boulevard qui mène à la gare du midi, on frôle le reste de la planète. A « Pêle-mêle », un gigantesque fourre-tout, des petits enfants de toutes les couleurs, couchés par terre, dévorent des B.D. Des filles sous le voile cherchent des romans sous le comptoir. Un vieil intellectuel maigre comme une fritte sans mayonnaise grogne parce que le rayon littérature classique a déménagé et qu’il est maintenant coincé entre les guides de voyages et les livres de guerre.
Derrière moi, une jeune fille demande à sa copine : « Alors, quel bouquin t’as choisi ?
– Colette, dit l’autre. C’est génial !
– Ah oui ? Combien de pages ?
– 110 pages.
– Waw ! Super, Colette !
Vendredi 2 juin : Et maintenant, le bon…
Le bon, c’est Tintin. C’est pas moi qui le dit. C’est le dalaï-lama en visite en Belgique. Il a décoré les dirigeants de la Fondation Hergé, Nick et Fanny Rodwell, de l’ordre d’Ottokar 1er, je dirai même plus, de l’ordre de la Lumière de la Vérité.
Hergé est mort depuis plus de vingt ans mais la Belgique vit toujours dans les aventures de Tintin. Même si on a un peu perdu le secret de la ligne claire, mille sabords !