Avec quoi fait-on de la bonne littérature ? Avec la peur, le mensonge, la traîtrise et les coups tordus. Voyez avec quelle délectation quelques-uns des meilleurs romanciers anglo-saxons touillent dans la casserole du roman d’espionnage depuis John Buchan et Graham Greene jusqu’à John Le Carré et Len Deighton en passant par Eric ambler et parfois Robert Littell (à ne pas confondre avec son laborieux schtroumpf de fils). Avec la disparition de l’Union soviétique, on pouvait craindre la faillite de ces bonnes maisons établies depuis la révolution bolchevique. Or, les espions ne se sont jamais aussi bien portés. Pourtant, être collègue de 007 ne suffit pas. Certains régimes odieux, même communistes, ne nous font pas rêver, allez savoir pourquoi. Malgré leurs louables efforts, les Coréens du Nord ne font pas de bons personnages littéraires. Ni les Chinois, ce qui est plus étrange. Fu-Manchu est resté le dernier croquemitaine de l’empire du Milieu alors que ce vieil épouvantail était un brave père Noël comparé à Mao et à ses sbires. Le mélange repoussant de capitalisme sans entraves, de violence sociale et d’oppression politique des dirigeants chinois actuels n’inspire pas davantage. Peut-être que la violence y est devenue si débridée, le régime si inhumain et en même temps si impersonnel que les balises du roman sont balayées. Car le roman d’espionnage suppose un certain rituel, des normes chez les bons comme chez les méchants, une espèce de code d’honneur. Ce qui a fait le succès des James Bond et de ses collègues est un mélange paradoxal d’extrême civilisation, de respect de règles parfois jusqu’à la caricature et de conviction dans l’excellence du système qu’ils représentent. Si les espions sont attachants, c’est qu’ils sont des fonctionnaires qui aiment la fonction publique. En Irak, en Chine, dans la Russie d’aujourd’hui, plus aucun de ces fondements n’existe. Ces gens ne sont que des brutes. On ne peut en faire des personnages romanesques. Il faut donc se tourner vers des nouveaux territoires. C’est pourquoi, on saluera l’appel à candidatures que vient de publier le S.G.R. (le service de renseignement et de sécurité militaire belge). Certes, l’armée belge n’a guère de moyens. Elle ne pourra financer des opérations tordues nécessitant la haute technologie ni l’exfiltration de ses agents en danger ni même une longue hospitalisation en cas d’empoisonnement par des sushis ou des parapluies. Mais il y a en Belgique un tel amour des règles compliquées (ah ! notre constitution en perpétuel chantier ! BHV ! les communes à facilités ! ) et des coups tordus, de telles possibilités de fraudes et une si grande attirance pour le métier de fonctionnaire qu’un grand avenir littéraire s’ouvre pour les espions belges. J’en fais le pari.
Alain Berenboom
www.berenboom.com