Une nouvelle enquête de Michel Van Loo, détective privé
Chapitre 1.
À travers les brumes de l’insomnie
Jusqu’à l’arrivée d’Irène de Terrenoir dans ma vie, les dieux m’avaient donné un sommeil de bébé. Depuis, je me réveillais à deux heures du matin, deux heures tapant, avec la ponctualité d’un train sous Mussolini. Au début, je m’étais révolté contre mon mauvais sort. Et j’avais tout essayé. Un verre de lait, un tour aux toilettes, une ou deux pages d’une Bible volée dans Dieu sait quel hôtel. Avec pour seul effet de me rendre encore plus nerveux. Les pilules couleur marécage que m’avait fourguées le pharmacien Hubert n’eurent pas plus de succès. Au bout de quelques jours, je me résignai. Et je changeai de méthode. Dès que j’ouvrais les yeux, je partais me promener au milieu de la nuit. Résultat inattendu, je finis par prendre un immense plaisir à parcourir les rues et les places désertes du quartier, éclairées par un morceau de la Lune. Et je maudissais le passant égaré ou le type en pyjama sorti faire pisser le chien qui osait violer la solitude de mon domaine.
Mon itinéraire était tracé une fois pour toutes, tel celui du gardien de parc ou de l’allumeur de réverbères. Je commençais la promenade en contournant le parc Josaphat jusqu’à la rue Fontaine d’Amour, la bien nommée, qui me menait devant la maison d’Anne, ma fiancée, puis au large de l’appartement de Federico, le coiffeur qui me louait un bureau minuscule au-dessus de son salon, avant de remonter vers la place des Bienfaiteurs où je me laissais tomber sur un banc, sous les marronniers majestueux qui montaient la garde autour de la fontaine monumentale. Là, j’attendais le sommeil en contemplant les volets qui occultaient la vitrine de la pharmacie d’Hubert et les fenêtres obscures de son appartement au-dessus de l’officine. Enfin bercé par le calme des lieux, je rejoignais mon lit pour goûter avec soulagement à deux ou trois heures de repos.
Sacrée Irène ! Je n’avais pas fait immédiatement le lien entre elle et mes problèmes de sommeil. Il me fallut aussi un certain temps pour découvrir son véritable nom. Plus encore pour comprendre ce qu’elle me voulait vraiment. Quand je me rendis compte que j’étais tombé dans le panneau, il était trop tard pour reculer. Tout ce qu’elle m’avait raconté jusque-là et que j’avais gobé aussi docilement que le sirop apaisant d’Hubert – ses parents déportés, sa famille disparue dans les camps, sa fortune envolée – tout ça n’était que mensonges. Et l’enquête qu’elle m’avait confiée, un faux nez. Un rideau de fumée. Je n’y avais vu que du feu. Fameux détective que j’étais !
Irène avait surgi pour la première fois un matin dans le salon de coiffure de Federico pendant que je sommeillais dans mon bureau à l’étage. « Téléphone pour toi, Mickèlé ! » avait hurlé Federico. Nous partagions le même appareil à l’entrée de son salon et la même ligne. C’était économique, d’accord, mais essayez donc de mener une conversation confidentielle depuis une pièce bourrée de vieilles pies caquetantes qui font silence dès que je décroche ! Avec, pour seule cliente, une compagnie d’assurances qui me payait des ronds de carotte, comment m’offrir le luxe d’une ligne séparée ?
La dame qui m’appelait se recommanda de La Celtic, la compagnie qui assurait ma subsistance.
La voix rauque, un accent à l’origine indécise, le ton décidé et sec. Une commissaire du peuple venue de l’autre côté du rideau de fer spécialement pour me rencontrer ? Surprise, je vis entrer une jeune femme, dont les longs cheveux bouclés tombaient sur les épaules avec une négligence étudiée. Pendant qu’elle se posait dans le fauteuil avec la grâce d’une star, je ne pus empêcher mon regard de frôler ses seins mis en valeur par un tout petit boléro. Et son nez coquin décoré d’un mignon point de beauté. Un léger mouvement de la tête fit voleter sa chevelure. Dites donc, les commissaires du peuple ne ressemblent plus du tout aux clichés de la propagande américaine !
D’un coup d’œil, elle estima le capital social de l’agence Van Loo et sa valeur boursière sur le marché international. Rien ne lui échappa. Mon bureau minable, mon imperméable taché, mes yeux cernés et l’expression de surprise provoquée par son apparition. Sans la décourager.
« Monsieur Van Loo ? »
C’était la voix qui m’avait demandé rendez-vous. Il n’y avait pas à s’y tromper.
« Monsieur Tongerloo m’a chaleureusement recommandé vos services. Il paraît que vous avez mené une enquête très difficile pour sa compagnie. »
Je me souvins du gros homme chauve qui représentait La Celtic au Congo belge où j’étais parti en mission quelques années auparavant1.
« Tongerloo est de retour au pays ? »
Lorsque je l’avais rencontré à Léopoldville, j’avais deviné que le détour par l’Afrique représentait pour lui un vrai calvaire. Il l’endurait avec l’espoir de voir son sacrifice récompensé par un bond dans l’organigramme de sa compagnie en Belgique.
– Non. Il vit toujours à Léopoldville. Hélas pour lui, son grand patron a placé ses deux neveux aux postes qu’il convoitait à Anvers.
Elle haussa les épaules et conclut avec un soupir, qui souleva un peu le dessus de son boléro.
« Les bonnes habitudes d’avant-guerre ont repris le dessus. Nomination des copains et promotion canapé… »
L’image d’un détective, de sa cliente et d’un canapé me fit oublier de lui demander où elle avait croisé Tongerloo.
« Avez-vous un peu de temps à me consacrer ? »
J’agitai quelques papiers qui traînaient sur mon bureau depuis des mois (des factures impayées et des publicités).
– Si vous m’encouragez un peu, je pourrais le trouver. Juste trois ou quatre dossiers à terminer, pas très urgents.
Le soulagement que je lus dans ses yeux me fit battre le cœur.
C’était le but de l’opération. Il me fallut du temps pour le comprendre. Beaucoup plus qu’à Anne qui surgit dans mon bureau dès le départ d’Irène en abandonnant une cliente au milieu de sa teinture mauve. « C’est quoi cette créature ? »
Pour l’apaiser, je brandis les trois billets qu’Irène de Terrenoir m’avait remis avec insistance à titre de provision. Sans réussir à la dérider.
« Et ce parfum ? Cadeau d’un cheik arabe ? »
Je n’avais pas remarqué la trace qu’elle avait laissée de son passage. Une senteur inhabituelle, un peu poivrée.
« … qui évoque les désirs lascifs et pervers de l’Orient mystérieux, » grogna Anne en ouvrant les battants de la fenêtre avant de redescendre pour sauver ce qu’il restait de la chevelure de sa cliente.
Un peu plus tard, assis à la terrasse du café de la place des Bienfaiteurs, je livrai à Anne les détails de l’affaire qu’Irène de Terrenoir m’avait confiée. Tout en m’écoutant, elle buvait son thé à petites gorgées comme pour disséquer chacun de mes mots à l’affût des mensonges qui s’y dissimuleraient.
« Née à Prague dans une famille juive de la bourgeoisie, les Gutmeyer. Père médecin, mère artiste. Ses parents ont compris trop tard que des événements terribles risquaient de les emporter. Les Allemands sont entrés à Prague en mars 1939, alors que l’encre des accords de Munich, qui engageaient Hitler à préserver l’intégrité de la Tchécoslovaquie, n’était pas encore sèche. Dès le début de la chasse aux Juifs, ses parents ont été déportés, d’abord au camp de Terezin puis on ne sait où, sans doute à Auschwitz. En tout cas, ils ont disparu. »
« Mais pas ton appétissante cliente que la guerre ne semble pas avoir effleurée. Je n’ose imaginer le petit sacrifice auquel elle a consenti lorsqu’un bel Aryen est venu l’arrêter…
– Anne, tu me fais honte ! Cette pauvre fille ne devait pas avoir plus de quinze ans. Elle a échappé par miracle au sort de sa famille. Au moment où les Allemands ont surgi dans leur appartement, elle était en visite chez une amie dont les parents connaissaient un fermier en Moravie, un homme de confiance, qui l’a abritée jusqu’à l’arrivée des troupes russes.
– Et son cheik arabe, où l’a-t-elle rencontré ?
– Pas arabe. Français. Un diplomate tombé amoureux d’elle, qui l’a épousée et emmenée à Paris.
– D’où elle s’est enfuie pour Bruxelles avec les économies du ménage et les bijoux de famille ? Je devine la suite. Son mari a retrouvé sa piste et elle te paie pour que tu l’aides à lui échapper…
– Son mari, Charles-Henri de Terrenoir, a été nommé il y a trois mois à l’ambassade de France en Belgique. Elle l’aime et ne compte pas le quitter. »
Anne ne se tint pas pour battue.
« Dans les contes de fées, lorsque l’héroïne a trouvé son prince charmant, l’histoire s’arrête. Pourquoi faire appel au plus talentueux détective du royaume après le happy end ? Te connaissant, tu vas gâter la fête et transformer le conte pour enfants en cauchemar.
– Difficile de profiter tout à fait de son bonheur alors que ses parents sont partis en fumée dans les camps de la mort cinq ans auparavant. Depuis la fin de la guerre, elle tente de retrouver leurs traces. Avant de quitter Prague, elle a harcelé tous les organismes qui s’occupent des réfugiés, la Croix-Rouge, les organisations juives. Son mari a tiré toutes les ficelles diplomatiques sans plus de résultats. Les Gutmeyer se sont proprement évaporés en même temps que leur fortune. La maison a été pillée par les Allemands. Tableaux, bijoux, coffre, tout a disparu, les comptes en banque confisqués. Sauf un compte en Suisse que le père a pris la précaution d’ouvrir juste avant la guerre.
– Ouf ! Tes honoraires sont assurés !
– Quand Irène de Terrenoir s’est présentée à la banque, à Bâle, le mois dernier, elle a eu la surprise d’apprendre que le compte venait d’être clôturé quelques jours auparavant.
– Et qui est l’heureux bénéficiaire de son héritage ?
– Le document de retrait portait la signature pleine de courbes et de volutes de son père.
– Bonne nouvelle, alors ? Contrairement à ce qu’elle craignait, son père a survécu.
– Sans avoir jamais tenté de reprendre contact avec elle ? Allons !
– Peut-être pensait-il lui aussi que toute sa famille avait été engloutie dans l’holocauste ?
– Irène est persuadée qu’un escroc s’est fait passer pour son père.
– Tu vois un banquier remettre des fonds sans vérifier l’identité et les papiers d’un homme que tout le monde croit mort ? Si les banques suisses commencent à distribuer l’argent des Juifs disparus pendant la guerre, elles n’ont plus qu’à mettre la clé sous le paillasson…
– Tout était en ordre. D’après le document de cet habile faussaire, un passeport délivré par l’organisation internationale des réfugiés, le docteur Gutmeyer est parfaitement vivant. Il habite maintenant à Bruxelles. Place des Bienfaiteurs, numéro 29.
– À cent mètres d’ici ? Ah ! Je devine la suite. Il n’y a pas de docteur à cette adresse ?
– Pas de docteur, en effet. Seulement un pharmacien.
- Nom d’un chien ! Le 29… l’adresse d’Hubert ! »
Quelques nuits plus tard, après avoir bouclé mon rituel tour du quartier, j’allais regagner mes pénates lorsque j’aperçus une lueur timide percer entre les lattes du volet de la pharmacie. Bougie, lampe de bureau, lampe de poche ? Nom djoss ! Quelqu’un s’était introduit chez Hubert.
Me précipiter sur les malfrats ? Sans armes, sans même ma matraque restée dans la poche de mon imperméable ? Le plus sage était de téléphoner aux flics. Au moment de glisser la monnaie dans la fente de l’appareil, je me ravisai. Mieux valait d’abord avertir Hubert, sans doute plongé dans un rêve où il inventait une nouvelle poudre de perlimpinpin destinée à me rendre le sommeil. À ma grande surprise, il décrocha à la première sonnerie.
« Ah ! Hubert ! T’es debout ? Les voleurs t’ont réveillé ?
– Les voleurs ? hurla-t-il. Quels voleurs ?
Était-il encore endormi ?
– Il y a de la lumière dans ton officine ! Quelqu’un essaie de dévaliser ton armoire à somnifères !
Sa réaction me stupéfia.
– Fous le camp, Michel ! Occupe-toi de tes affaires ! »
Et vlan ! Il raccrocha.
Le combiné à la main, j’hésitais sur l’attitude à adopter lorsqu’une camionnette sombre, sans aucune inscription, s’arrêta devant sa maison. Hubert avait raison. Était-ce mon affaire ? La curiosité fut la plus forte. Figé dans l’ombre de la cabine, je vis la porte de la pharmacie s’ouvrir, Hubert passer la tête puis faire un signe par-dessus son épaule. Deux fantômes sortirent une lourde caisse de l’officine et la glissèrent non sans mal à l’arrière du véhicule, qui démarra aussitôt. Avant de verrouiller sa porte, Hubert examina une dernière fois la place pour s’assurer que personne n’avait remarqué son manège. Puis, rassuré, il éteignit les lumières et monta rejoindre bourgeoisement sa petite famille.
Cette nuit-là, je ne parvins pas à me rendormir. Après avoir flanqué les médicaments d’Hubert à la poubelle, je me préparai du café fort.
Le lendemain, je le retrouvai à notre terrasse habituelle.
« Il a l’air encore plus fatigué que d’habitude » dit Hubert en s’adressant ostensiblement à Anne, qui haussa les épaules, façon de décliner toute responsabilité.
Hubert se tourna vers moi.
« Qui te paye pour observer ma pharmacie ? »
Inutile de lui parler du hasard. Il n’y croyait pas plus qu’à l’existence de Dieu.
« C’est quoi cette enquête qui t’a mobilisé toute la nuit ? »
Anne ricana.
« ‘Désirs d’Orient’, voilà ce qui trouble son sommeil ! »
– Connais-tu un certain Gutmeyer ? »
Il tourna longuement sa cuiller dans sa tasse avant de grommeler.
« Je regrette, Michel. Ce nom ne me dit rien. »
Le sentant hésitant, j’insistai.
« La majorité des Juifs venus s’établir en Belgique depuis la fin de la guerre a changé de nom », reprit-il. « Les patronymes à consonance allemande ont été flamandisés, les noms compliqués simplifiés, les z, w, y supprimés. Beaucoup ont porté un faux nom pendant l’Occupation. D’autres ont adopté une nouvelle identité à la Libération pour effacer toute trace de leur vie précédente. Ton Gutmeyer, c’est son nom d’origine, un nom d’emprunt, celui d’avant-guerre ou sa nouvelle identité ? »
– C’était sous ce nom qu’il exerçait jadis à Prague où il était médecin. Les nazis l’ont emmené au camp de Terezin.
– Le lieu de villégiature favori des intellectuels juifs de Tchécoslovaquie à partir de 1941…
– D’après sa fille, son père est mort dans un camp. Or, il vient de réapparaître à Bruxelles.
– À Bruxelles ?
– Comme toi. Quoi d’étonnant ?
– Une sacrée différence. Après la Libération, mes compatriotes polonais ont tout fait pour éviter de retourner dans leur pays alors que les Tchèques se sont empressés de regagner leur douce patrie, certains qu’après l’horrible parenthèse de la guerre, la vie reprendrait comme avant, heureuse et insouciante. Sans se douter que l’arrivée des communistes allait bouleverser ce que le passage des nazis avait laissé intact. Depuis le coup de Prague, les voilà pris au piège comme des rats. Que ton Gutmeyer ait réussi à se glisser sous le rideau de fer m’étonne beaucoup.
– Tu seras encore plus surpris d’apprendre où il s’est réfugié… »
Je tendis le doigt vers la pharmacie dont on apercevait la devanture de l’autre côté de la place à travers la frondaison des marronniers.
« D’après son passeport, il vit dans ton immeuble avec le magot qu’il a récupéré au passage en Suisse. »
À voir les yeux ronds qu’ouvrit Hubert, ce n’était pas les économies de Gutmeyer qu’il avait fait évacuer la nuit précédente dans une camionnette anonyme.
« Le faux docteur G. connaissait les secrets du vrai, son numéro de compte, l’adresse de sa banque à Bâle. Ses papiers étaient si parfaits qu’ils ont réussi à tromper le banquier. »
Hubert mit du temps à digérer ces informations. Le temps pour moi de vider deux verres de gueuze grenadine. :
« Je ne sais pas grand-chose des Juifs tchèques, mais la meilleure amie de ma femme vient de Prague. L’une des rares qui a eu le flair de choisir l’exil. La semaine, Lily travaille comme serveuse dans un restaurant. Le dimanche, c’est ma Rebecca qui la sert. Il se tourna vers Anne. Venez tous les deux déjeuner dimanche prochain. Vous la rencontrerez. Avec un peu de chance, elle aura fait appel jadis aux services du docteur Gutmeyer, qui sait ? »
1 Dans Le Roi du Congo, une précédente enquête de Michel Van Loo.