La petite annonce était rédigée à peu près ainsi : «Il y a quarante ans disparaissait, à la fleur de l’âge, Fred Wolfsohn, des suites d’une mauvaise rencontre avec la barbarie nazie. »
Surprise des enfants W. d’apprendre que le quotidien « L’Est Républicain » a refusé leur annonce. Le rappel de son décès, d’accord. L’année de sa disparition, si vous voulez. Mais cette insistance sur le rôle des Nazis ? C’est inconvenant. Et la barbarie, non vraiment. Malgré le payement de l’insertion…Si vous écriviez plutôt qu’il est décédé des suites de la guerre ? a proposé le chef du service. Ou simplement rappeler qu’il est mort ? Cette allusion au séjour désagréable de monsieur W. dans les camps nazis est-elle vraiment indispensable ? Notre rubrique nécrologique, dit encore le quotidien, bannit tout « contenu polémique de nature à heurter ses lecteurs. »
Les victimes sont des gens insupportables. Le souvenir de leurs blessures, c’est le rappel de nos lâchetés, de notre indifférence. D’ailleurs, comment parler des bourreaux ? Qui sont-ils ? Portent-ils une responsabilité collective ?
Les victimes rwandaises, par exemple. Dire qu’elles sont mortes sous les machettes des Hutus n’est-ce pas renouveler l’injustice, oublier les victimes hutus, jeter l’opprobre sur tout un peuple, une ethnie – ou quel mot justement utiliser ? Et les victimes des camps soviétiques, aussi nombreuses que celles des camps nazis ? Dira-t-on qu’elles sont mortes de la barbarie russe ou soviétique alors qu’elles étaient aussi russes et souvent plus soviétiques que leurs bourreaux ? Qualifier le régime qui les a condamnées de stalinien, c’est s’en tirer à bon compte : Staline, un homme, porterait seul la responsabilité du crime. Comme Hitler, Pinochet, Saddam Hussein ou Milosevic. Dans ce cas, escamoter le régime, c’est effacer d’un coup la responsabilité partiellement ou largement collective derrière la figure d’un grand méchant loup. Evidemment, ce n’est pas aussi facile d’éviter les vagues.
Un Allemand peut avoir mystiquement soutenu Hitler et aspiré dix ans plus tard à fonder l’une des plus belles démocraties d’Europe. L’homme qui a prêté la main aux entreprises les plus horribles du régime nazi a été souillé pour le reste de sa vie, c’est entendu. Mais ces millions de citoyens qui ont vécu le régime, soutenu même sa politique, sont-ils pour autant des bourreaux ? Eternelles questions, éternellement posées. Eternelles cicatrices, jamais refermées. La grandeur du projet européen, c’est d’être capable de se développer avec ses blessures, de continuer à les gratter, de rappeler ce qui a divisé, les horreurs commises, les aveuglements, les lâchetés et de vivre avec. Mais en aucun cas de les oublier ni de les masquer.
Alain Berenboom
www.berenboom.com