Mai 68, parlons-en. J’ai le souvenir d’un rêve, d’une folle sarabande.
Je ne parle pas des barricades ni des pavés. Ni des meetings enflammés ni des nuits de fête et de la baise à gogo. Tout ça, c’était pas pour moi. J’en avais rien à cirer, moi, de ces étudiants, de ces fils et de ces filles à papa, qui s’habillaient en prolos pour aller casser la gueule des flics (tiens, de vrais prolos, ceux-là !) au nom du peuple ou de je ne sais plus très bien quoi.
Rien à faire non plus de tous ces travailleurs qui avaient trouvé l’occasion de faire repos général, machines en panne pour revendiquer l’impossible. Juste pour le plaisir de faire chier. Sans savoir qu’ils vivaient le bref instant d’une époque sans chômage.
Mai 68, pour moi, c’est le boulot. Le moment où j’ai travaillé avec le plus de liberté, de plaisir et d’efficacité. Pendant que tous les autres jouaient à on arrête tout et on ne recommence plus, moi je suais comme un malade, parcourant des centaines de kilomètres, portant des colis sur mon dos pire qu’un baudet. La semaine de quatre-vingts heures au moins. Je me suis même demandé si je n’étais pas le seul, le dernier travailleur de France. Dites donc, si j’en avais parlé à un journaliste, peut-être que de Gaulle il m’aurait donné la médaille ? Et ils m’auraient exhibé à la télé comme un modèle face à tous ces paresseux, tous ces glandeurs.
Evidemment, j’aurais été mal si Mon général, il m’avait demandé, en m’épinglant la médaille sur ma poitrine, dites donc, mon ami, quel est votre secret ? Quel est ce boulot que vous aimez tant ? Difficile de répondre : moi, mon général ? Eh bien, je joue du surin pendant que les autres se dorent au soleil du printemps.
Au fond, je me fais peut-être des idées. Général, c’est un peu le même métier que moi mais en plus grand.
Oui, pour nous tueurs, mai 68, ç’a été le temps béni. Sans un flic à l’horizon. Tous occupés à taper sur ceux qui ne travaillaient pas. Pas de risque. Pas de danger. Personne pour vous dénoncer. Plus d’essence pour vous poursuivre. Pas de voisins. Z’étaient en ballade à la recherche de l’aventure, alors que l’aventure se passait sur leur palier pendant qu’ils étaient absents. Ah ! Les cons !
Qu’est-ce que j’ai pu en tuer en mai 68… Mon meilleur tableau de chasse. Trois veuves, un colonel, deux banquiers, un buraliste, un marchand de vin. Et une podologue. Avec celle-là, tiens, j’ai eu des scrupules. Peut-on étrangler une podologue sans savoir ce qu’elle fait dans la vie ? Remarquez, je le lui ai demandé. Podologue, c’est quoi ? Un peu trop tard peut-être. Je serrais trop fort, je crois. Je contrôlais mal ma force à l’époque.
En sortant de la dame, j’ai vu à la télé une grande manifestation. Pour le retour du général de Gaulle. Contre la chienlit. Moi, je l’aimais bien mongénéral. Alors, j’y suis allé et j’ai chanté comme les autres la Marseillaise. A côté de moi, se trouvait un ministre. Blanc comme un rat, l’air perdu et malheureux. Depuis trois semaines, je me terre dans ma cave, il m’a avoué. C’est la première fois que je pointe le nez dehors. Il n’y a pas de danger, pensez-vous ? Je l’ai rassuré comme j’ai pu. Si quelqu’un s’attaque à vous, faites-moi confiance, il trouvera à qui parler ! Riez pas, j’étais drôlement musclé. Et le type me faisait vraiment de la peine. La manif a été un succès. On braillait à tue-tête, on se donnait le bras. On réoccupait le pavé. Et on a fini la journée dans un bistrot. C’est lui qui a insisté, remarquez. Moi, ça me gênait un peu. Vu que les petites affaires de la podologue étaient dans la poche de mon imperméable et que j’avais pas envie qu’elles glissent sur la table. Bref, de fil en aiguille, on est devenu les meilleurs potes du monde. Comme je lui ai raconté que j’étais sans boulot (j’allais pas lui avouer…), il m’a fait entrer dans son cabinet comme chauffeur et aux élections, je suis devenu son suppléant. T’es le seul à qui je peux faire confiance, il a insisté car j’étais un peu réticent à entrer dans ce monde-là. Ce qui m’a décidé c’est quand il a ajouté : t’es le seul qui veut pas me faire la peau. Mes amis politiques, ils sont tous prêts à me planter un couteau dans le dos.
J’ai attendu deux ans avant de le suicider. Et de le remplacer. Il m’a fallu encore un peu de temps pour devenir ministre. Maintenant, je peux voler et tuer tranquille. Et pourtant, vous savez quoi ? Je donnerais tous les ors de la république pour retrouver la liberté de mes journées de mai 68. Bon, je vous laisse, j’ai un discours, là. L’inauguration d’une prison, je crois.
Alain Berenboom