Un jour, l’empire des sens

Dire qu’à une époque (qui ne me paraît) pas si lointaine les policiers faisaient évacuer des salles de cinéma. Puis s’en allaient, des pellicules « sexy » plein les bras tandis que les spectateurs s’envolaient la queue entre les jambes. A l’heure de l’Internet et de l’image X reine, la scène semble inimaginable. Remonter au moyen âge. Non, juste aux années 70 ! En 1976, par exemple, il s’est trouvé un procureur du roi de Bruxelles et un juge d’instruction pour arracher de la cabine de projection des cinémas Arenberg et le Roy (aujourd’hui le Vendôme) « L’empire des sens » d’Oshima. Dans leur esprit, il fallait éviter à tout prix que des images « contraires aux bonnes mœurs » perturbent la santé mentale et la sexualité d’adultes majeurs et consentants. Les livres et les œuvres licencieuses ont parfois donné des idées de liberté, de révolte. Deux cents ans
après Sade, cent ans après Flaubert et Baudelaire, ce sont toujours les mêmes obsessions qui agitent l’esprit pervers des censeurs. Entre temps, Oshima est entré dans le petit Larousse comme le principal cinéaste nippon des années septante. Ce n’est pas ça qui les aurait arrêtés. Dès la sortie du film, en effet, il n’y avait pas eu méprise. La critique ne s’y était pas trompée. Elle avait rangé « L’Empire des sens » dans les chefs d’œuvre du 7 ème art. A quoi bon ? Le talent, le génie, on le sait, ne sont pas des excuses devant les tribunaux. Au contraire, le film aurait été médiocre, sans doute n’eût-il pas été saisi. C’est justement par sa grâce qu’il a paru –inconsciemment- provocant à ceux qui l’ont fait interdire.
La stratégie de la défense était dès le départ déforcée par l’énergie qui avait été mise par la justice pour obtenir à tout prix la condamnation : la chambre correctionnelle avait été formée spécialement pour l’occasion de magistrats qui ne composaient habituellement pas cette chambre. Après la vision du film (à huis-clos) la décision était inscrite sur le visage de la présidente. Il aurait fallu Goya (ou Félicien Rops) pour l’immortaliser. Et le jugement fut un magnifique poème qu’aurait applaudi Magritte et Chavée : la scène de l’œuf, dit le jugement (une femme s’enfonce un œuf dans le vagin devant son amant puis il le mange), celle de la danse des enfants (des enfants dansent autour d’un couple qui fait l’amour) « caractérisent la volonté des auteurs du film de ne rien respecter, ni l’homme, ni la femme, ni l’enfant » (ni l’œuf, aurait-il pu ajouter). Ce spectacle exploite « le snobisme, la curiosité et le goût du scandale des spectateurs ». (Voilà des magistrats qui ont compris la vocation de l’art…) Aucun spectateur n’a protesté ? Cela s’explique, dit l’arrêt d’appel qui confirme le jugement « par leur pudeur ou leur lassitude » ! La cour de cassation refusa de le casser (sur le rapport du procureur général J. Velu qui avait quelques années auparavant fait saisir, comme procureur du roi, un autre chef d’œuvre du cinéma, « Je suis curieuse » de V. Sjöman, tandis qu’il enseignait les droits de l’homme à l’ULB, allez comprendre). De tous les pays du monde où le film a été diffusé, seule la Belgique l’a saisi. Quelques années plus tard, le film était diffusé en France à la télé à une heure de grande écoute. Certains (des cyniques ?) regrettent le temps où les censeurs désignaient du doigt les chefs d’œuvre et où les juges comprenaient la vertu foncièrement scandaleuse de l’art.

Alain Berenboom

Paru dans LA LIBRE BELGIQUE