Je traînais dans un magasin (à la recherche de chaussures en soldes si vous voulez tout savoir) lorsque le bruit d’une altercation au comptoir me fit lever la tête. Depuis un moment, la jeune vendeuse et un vieil homme discutaient vivement. J’avais cru vaguement entendre qu’elle lui avait manqué de respect. Je n’y avais guère prêté attention, pas plus qu’aux propos qu’ils échangeaient, lorsque l’homme s’écria soudain, les yeux flamboyant : « Souvenez-vous de Fachoda, mademoiselle ! »
Là-dessus, il tourna les talons et, d’un air très digne, sortit en claquant la porte.
Fachoda ? La vendeuse regarda les clients dans la boutique. Qui était Fachoda ? Un parent à elle ? Son profil méditerranéen pouvait peut-être le faire croire. Mais, elle l’aurait reconnu et n’afficherait pas cette expression ahurie sur son visage trop maquillé. Un type se mit à ricaner. Une dame demanda ce qui s’était passé. La vendeuse haussa les épaules. « Un fou », dit-elle. « Il était furieux parce qu’elle refusait de lui parler en flamand », expliqua un jeune homme qui fouillait les bonnes affaires près du comptoir.
« On est à Bruxelles, non ? » fit la vendeuse, les lèvres pincées.
« Et Fachoda ? » demanda la dame. Plus personne ne s’intéressait aux chaussures.
C’est alors que l’histoire me revint. Je l’avais lue jadis. Les Français s’étaient emparés de Fachoda, un poste à la frontière du Soudan vers 1880, qu’ils avaient dû évacuer après que les Anglais aient menacé la France d’une guerre. Léopold II avait essayé de profiter de la tension entre nos grands voisins en envoyant dare-dare un corps expéditionnaire pour étendre l’empire colonial belge mais l’opération avait échoué, l’avant-garde, confiée à des anthropophages, ayant dévoré les officiers.
Tout le magasin se tourna vers moi. La vendeuse, effrayée me demanda s’il fallait prendre ces menaces au sérieux ?
– Vous n’êtes pas un officier même si ce bonhomme est, d’une certaine façon, un indigène… Rassurez-vous. Je crois qu’il pensait à l’humiliation française. A l’époque, elle avait tellement marqué les esprits qu’une méfiance durable s’est installée entre Français et Anglais, dont les pétainistes avaient encore joué plus de cinquante an plus tard. Tout le monde hocha la tête, perplexe.
Qu’au début du nouveau siècle, un homme puisse encore lâcher à une vendeuse « Souvenez-vous de Fachoda ! » était fascinant. Rassurant même à une époque qu’on dit sans mémoire où la culture de la veille disparaît dans un grand trou noir. Mais, comment ne pas en même temps s’inquiéter que le souvenir de vexations anciennes continue à tourmenter autant de bons esprits ? En espérant que personne ne s’écrie un jour : « Souvenez-vous de Bruxelles » !
Alain Berenboom
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